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 «Petit pays»
par Gaël Faye
Editions Grasset, p. 224
Ceci n’est pas un petit pays
Enfant métis, marqué par une guerre farouche, aveugle et imbécile, Gaël Faye s’est réfugié loin de ce monde sauvage dans les mélodies avant de passer à l’écriture. Petit pays, son premier roman publié chez Grasset, est l’histoire de chaque pays sur la planète, du peuple noir, blanc et jaune, de l’Orient et de l’Occident, étant donné qu’il traite des thèmes qui sont toujours d’actualité, la guerre et les relations humaines. Délaissés par leur mère qui subit les affres de la guerre au Rwanda entre les Hutu et les Tutsi, et se dégrade physiquement et psychologiquement avec son pays, car même si la femme n’a pas le droit d’accéder au pouvoir, elle a toujours le droit de déplorer son pays, Gaby et Anna vivent avec leur père au Burundi, une situation non moins cruelle puisque la guerre est contagieuse. Avant que cette dernière m’éclate, le lecteur a le plaisir de découvrir avec le narrateur à quoi ressemble la vie en Afrique et la nature des relations entre les hommes qui demeure tributaire des appartenances politiques, ethniques et géographiques, en vue de prouver que la vraie frontière n’est pas cette ligne de démarcation tracée sur terre mais dans la tête. Ce qui fait de telle sorte que la personne que le narrateur n’a pas vue et qui est à des kilomètres de lui est devenue sa confidente et sa meilleure amie puisqu’autour de lui les hommes sont tellement aveugles qu’ils tuent leurs compatriotes sur lesquels ils projettent leur haine et leur répugnance. Cet autre qui ne partage pas leurs points de vue se voit du coup de venir l’incarnation du mal. Pourtant l’Afrique n’est pas un monde sauvage et guerrier. L'image qui en est donnée dans ce roman est certes dépréciative et déplorable, mais l’amour et la foi en ce continent sont palpables et la dénonciation de cette réalité n’est autre que l’attestation anticipée d’un avenir meilleur. Le retour au pays natal est l’obsession de chaque personne vivant loin de chez elle, l’auteur le dit explicitement dans son roman triste et joyeux, guerrier et philanthrope, tout à la fois.

Rim Khalaf
Master en Langue et Littérature Françaises
Université Saint-Esprit de Kaslik


Chanson douce
Leïla SLIMANI
Ed. Gallimard, 2016, 227 p.

Quand la chanson douce se métamorphose en berceuse funèbre…
Sous un titre trompeur voire pervers, derrière les cheveux blonds et le teint diaphane d’une Mary Poppins du dixième arrondissement de Paris, entre les quatre murs de l’appartement d’un couple de bobos, Eros et Thanatos se marient et se repoussent inexorablement sur les rythmes d’une tragédie moderne couronnée par un infanticide des plus barbares.
« Le bébé est mort » (p.13). Le récit commence in medias res par une phrase grammaticalement simple mais qui agit telle une bombe inscrivant l’intrigue dans une tension insoutenable. Le lecteur, pris comme témoin de la scène du meurtre, assiste à l’assassinat de deux enfants et à la tentative de suicide de leur nounou qui « n’a pas su mourir » (p.14). Retour en arrière : Myriam souhaite retravailler et tente de trouver l’équilibre entre son rêve de mère idéale et sa passion du Barreau après la naissance de son deuxième enfant. Paul Massé, son époux, papa poule, aliéné par les impératifs d’une société de consommation, rêve de produire des musiciens. Le couple se met donc en quête de la nourrice parfaite, de la perle rare qui leur permettra d’atteindre leurs objectifs et de concrétiser leurs projets professionnels. Quand Louise fait son apparition, l’alchimie entre les deux femmes est immédiate, « comme un coup de foudre amoureux » (p.28). Avec son visage comparé à « une mer paisible » (p.29), la nounou séduit. Elle comble les fantasmes de famille modèle : enfants polis et bien peignés, appartement propre et soigneusement rangé, dîner méticuleusement préparé. Au fil des mois, « la fée » (p.34) du logis se fait insidieusement indispensable et s’infiltre dans l’intimité du huis clos familial. Louise finit par vivre chez eux le plus souvent et les accompagne même en vacances.
Au fil des pages, on comprend que les liens qui unissent les différents acteurs de ce même jeu ne sont pas aussi simples qu’ils apparaissent. Il n’y a pas une nounou qui souffre de « mélancolie délirante » (p.158) et une mère occupée qui n’a rien vu venir mais une relation asymétrique entre deux femmes qui, des deux extrêmes de l’échelle sociale, se fixent et se jalousent. Myriam confie ce qu’elle a de plus cher à une nounou dont elle ne connaît rien et avec laquelle elle n’a même pas le temps de parler.
Dans cette tragédie à rebours, le lecteur avance les mains tremblantes, avide de déceler dans cet univers ensorcelant et vénéneux, les traces qui pourraient expliquer le pourquoi de la catastrophe. D’une puissance froide, l’écriture  de Leïla Slimani, incisive et nerveuse, rembobine le thriller psychologique pour revenir aux actes fondateurs.
Ce roman propose une étude pertinente d’une société hiérarchisée, pressée où règne l’incommunicabilité. Est-ce une dénonciation trop alambiquée de nos modes de vie désincarnés, où même l’amour maternel n’a plus de place ? Si oui, la dénonciation avait-elle besoin de cet amas de malheurs : une mère complexée par ses origines arabes vivant dans un univers occidental, un père qui se méfie de tout le monde, une nourrice endettée, battue par son mari, délaissée par sa fille unique, vivant dans un appartement crasseux qui frôle la folie.
Leïla Slimani nous tient en haleine, maîtrisant sa Chanson douce ni trop longue ni trop courte, cyniquement ironique et sans pitié qui se métamorphose d’une comptine apaisante en un âpre requiem.

Christina AZAR
Département de Langue et Littérature françaises
Faculté des Lettres
Université Saint-Esprit de Kaslik


«Petit pays »
Gaël Faye
Éditions Grasset, 2016, p. 224

Les soleils des indépendances

« On vivait sur l'axe du grand rift, à l'endroit même où l'Afrique se fracture. »
Gabriel, c'est un Petit Nicolas, métis, un peu grandi, et parachuté dans un Burundi qui paraît si petit au cœur de cette grande Afrique où bruissent déjà les résidus d'une guerre froide mal achevée. Avec l'élégante simplicité d'un Le Clézio, l'on découvre l'enfance bariolée et fantasque de ce fils de Français, expatrié, et de Rwandaise, exilée. Mais du haut de ses 10 ans, il est confronté au divorce de ses parents et l’écartèlement qu'il subit entre une France qu'il ne connaît qu'à travers les lettres parfumées de Laure, sa correspondante d'Orléans, et un Rwanda voisin qui a déversé des générations rêveuses dans l'avenir de leur pays, mais dont il se sait exclu. Car entre les deux c'est le Burundi, où il est né avec sa sœur cadette, où il grandit avec ses amis de l'impasse, et où les soucis des grands ne l'atteignent pas.
Du moins pas encore. Car à l'aube de ses 11 ans, alors que le Burundi peut se targuer d'avoir son premier président démocratiquement élu, la terre d'Afrique se rubéfie, de ces teintes puissantes qui provoqueraient l'admiration la plus vive si elles ne pesaient pas leur poids de cadavres. La réalité des adultes vient le débusquer au fond de cette impasse qui lui servait jusqu'alors de refuge ; la réalité, aussi froide et aiguë qu'une machette.
Une feuille et un stylo apaisent mes délires d'insomniaque
Loin dans mon exil petit pays d'Afrique des Grands Lacs […]
Petit pays te faire sourire sera ma rédemption
Je t'offrirais ma vie, à commencer par cette chanson
L'écriture m'a soigné quand je partais en vrille
Seulement laisse-moi pleurer quand arrivera ce maudit mois d'avril.
(Gaël Faye et Francis Muhire, Petit Pays (extrait), Pili-pili sur un croissant au beurre © 6D Prod -2012(
Comme il l'avait déjà confié à un public moins profane et plus ancien dans cette chanson du même nom, Gaël Faye, auteur-compositeur-interprète de rap, a été sauvé dans son exil par l'écriture. Thérapie avancée dans ce livre poignant qui retrace à hauteur d'hommes ce que l'anonymat des chiffres ne peut dire, même à grand renfort d'images sensationnelles et empreintes de pathétique. Dire le drame qui noue des amis, des familles et des pays qu'une guerre ethnique ravage de fond en comble ; un devoir de mémoire pour les morts et les vivants dans lequel l'on est emporté sans même pouvoir réaliser comment tout a pu basculer si vite, et dont l'écriture savamment orchestrée de Gaël Faye ne laisse pas indemne. Petit Pays dépeint sous l'œil fuyant du monde une tragédie humaine qui, vingt ans après, jusqu'au dernier mot jeté à l'oreille saturée, dit toute l'étendue de son horreur.


Alexis JOLY
3ème année, licence de Lettres françaises
Université Saint-Joseph de Beyrouth
L’Autre qu’on adorait
CATHERINE CUSSET
Editions GALLIMARD, 2016, 291 p.
EXISTENCE INVISIBLE
          « Avec le temps, va, tout s’en va 
            L’Autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie,
            L’Autre qu’on devinait au détour d’un regard
  Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
            D’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit
            Avec le temps tout s’évanouit… 
          Ces mots de la fameuse chanson de Léo Ferré « Avec le temps » figurent à la page 91 du roman L’Autre qu’on adorait, faisant ainsi écho au titre qui pourra être compris à deux niveaux : d’une part, « l’Autre » représente Thomas qui fut l’amant puis l’ami proche de la narratrice et qui mourra à la fin. D’autre part, « l’Autre » pourrait renvoyer à chacune des femmes qui avaient laissé leur empreinte dans la vie de Thomas puisque ce dernier n’a jamais connu la stabilité ; les femmes, comme les postes au travail, lui ont échappé les unes après les autres.
          Auteure d’une quinzaine de livres récompensés par divers prix littéraires, et traduite en seize langues, Catherine Cusset fait ressurgir dans ce roman le personnage de Thomas, un français habitant aux États-Unis, un doctorant « proustien » qui arrive à peine à joindre les deux bouts.
          Tout en s’adressant à ce même Thomas dans un style remarquable, Catherine, la narratrice, met à nu les troubles psychologiques de ce dernier qui « rumine » volontiers ses malheurs et se trouve à chaque fois déçu face à ses projets toujours « avortés », ce qui le pousse à mettre fin à sa vie à trente-neuf ans aux États-Unis, où il donne des cours de littérature et de cinéma à l’université de Richmond.
          Pourtant, son profil professionnel devrait « briller comme une étoile dans le ciel des candidatures » puisqu’il se distingue par des diplômes internationaux, français et américains, par un savoir aussi étendu en musique et en cinéma qu’en littérature et par un sujet de thèse à la fois vaste et pointu. Mais son seul désavantage, selon la narratrice, est « d’être blanc, homme et hétérosexuel dans un contexte politique où l’on s’est enfin aperçu du faible pourcentage de postes pourvus par des minorités, à l’université comme ailleurs : [Thomas] ne permet pas d’améliorer les statistiques ».
          Cependant, ce brillant profil professionnel ne justifie guère certains comportements incompréhensibles qui révèlent un certain trouble psychologique. Comment peut-on imaginer un docteur qui se masturbe au sein de l’université ? (« Alors que tu te masturbes devant Caligula mis en plein volume, tu n’entends pas frapper, tu ne vois pas s’ouvrir la porte que tu as oublié de verrouiller », p.138). Comment peut-on pardonner à un homme le fait de considérer la femme comme un simple objet qui lui permet de combler ses désirs ? (« Si [Nora] accepte de t’accompagner à Paris en mars, tu rompras avec Sylvie”, p.255) Aussi se servirait-il de Sylvie pendant son séjour à Paris juste pour subvenir à ses besoins. Comment peut-on comprendre un adulte trentenaire qui désire une vieille âgée de quatre-vingt-quatre ans ? (« [il a] un mal fou à [s]’arracher à elle », p.260).
          On en déduira que Thomas cherche dans chaque femme les traits de sa mère morte : très attaché à elle, il se trouve toujours enlisé dans le sable mouvant du féminin maternel. Sous cet angle, Thomas le proustien se sent très proche de Proust – de la personne autant que de l’œuvre : tous deux ont connu la maladie, pour Proust l’asthme, les étouffements et l’angoisse, pour Thomas la nécrose des hanches et la dépression. Et c’est la maladie qui a créé ce rapport intime avec la mère qui reste toujours le signe du manque jamais comblé. Disciple de Proust, Thomas considère que « la vie véritable est dans les fragments de temps qui échappent au temps ». Malheureusement, le temps s’écoule sans oublier d’emporter avec lui les pincées de bonheur de Thomas, les fragments de « la véritable vie ».
          Finalement, il faudra bien noter que la mention du genre sur la couverture, « roman », semble situer l’histoire de cette œuvre dans la sphère de la fiction. Cependant, nous constatons que cette étiquette n’est pas aussi fiable qu’elle en a l’air. Les similitudes frappantes avec la personne de l’auteure nous révèlent une non-authenticité remarquable au niveau du genre du livre, d’autant plus que le prénom de la narratrice n’a pas été modifié, Catherine. En outre, elle se présente comme étant aussi écrivaine dans l’histoire. A-t-elle donc vraiment connu ce Thomas névrosé ? A-t-il été auparavant l’amant de Catherine-auteure? Probablement. Et elle a trouvé dans le fait de raconter son histoire malheureuse le moyen de redéfinir un être morcelé, brisé, en somme un être inexistant. Grâce à la narration, elle parvient à donner une existence à un « inexistant », à un être qui fut une page indépassable dans le roman de sa propre vie. C’est ce que Paul Ricœur appelle « l’identité narrative », celle qui permet de reconstruire et de ressaisir une âme démolie. Mort, Thomas restera vivant grâce à la littérature, grâce à la plume de Catherine Cusset qui nous offre un roman, si l’on peut dire « psychologique », au moyen duquel on peut découvrir la personnalité et la façon dont pense un névrosé, un dépressif qui pourra sans doute exister dans la vie de chaque personne.
NOUR EL KADRI
Université Libanaise – Branche IV – Békaa
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines 
Département de langue et littérature françaises




Règne Animal
Jean Baptiste Del Amo 
Editions Gallimard, 2016, p. 496


L’Homme ou la Bête ?
            Au début du XXème siècle, Eléonore, qui a cinq ans, habite avec ses parents : le « Père » et la grand-mère, la « Génitrice », dans une petite ferme à la campagne française. Ils mènent une vie austère en gérant un élevage porcin. Le père demande à Marcel, son neveu, de venir l’aider car il est épuisé. Eléonore éprouve des sentiments amoureux envers ce jeune homme. Mais, la Première Guerre Mondiale s’annonce et Marcel part en guerre, c’est la mobilisation de 1914. Un jour, il revient à la ferme mais complètement changé par l’horreur de la guerre. Il se marie avec Eléonore et décide d’exploiter son petit élevage qui va devenir avec le temps un grand domaine industriel.
            Del Amo, écrivain français vivant à Montpellier, parle dans ce roman des effets destructeurs causés par l’Homme à la Nature, et en particulier aux animaux. Ce monde est décrit avec une exactitude scientifique, installant une ambiance qui saisit le lecteur. On est plongé dans la vie rustique d’une ferme de campagne. Les moments de plaisir sont très rares et ils passent même sans être savourés. Les hommes travaillent comme des machines et ne pensent pas à leur famille. Les quelques moments d’intimité sont rares, peut-être juste pour assurer une nouvelle lignée. Un bras de fer permanent s’installe entre les protagonistes humains, véritables bourreaux, et les bêtes, leurs victimes.
            Au fur et à mesure, on voit  l’image de ce monde se faire de plus en plus tangible : le lecteur arrive à ressentir les odeurs décrites, à entendre les grognements des truies et à respirer l’atmosphère parfois insupportable, mélange de sueur humaine et d’excréments d’animaux. Les situations décrites sont d’un réalisme cru, parfois écœurant. Le vocabulaire de l’auteur est riche et précis, servant à montrer « la vérité, l’âpre vérité », comme disait Stendhal.
            L’écriture de Del Amo se distingue par un réalisme digne de Flaubert ou encore de Zola, précédée d’une documentation importante, impressionnante. Beaucoup de thèmes y sont traités, comme l’alcoolisme, l’homosexualité, la torture animale ou encore la guerre et ses atrocités... Cependant, Del Amo fait preuve d’un grand lyrisme dans son roman en partageant avec le lecteur la description de ces paysages ruraux magnifiques, de la faune et de la flore. Règne Animal donne une vue réaliste sur la vie menée par les aïeux. Ce n’est pas seulement une vie qui est décrite mais un demi-siècle parcouru par cinq générations de protagonistes dans ce roman. Del Amo semble être un nouvel Hugo et son roman, Règne Animal, serait une nouvelle version des Misérables. Après la lecture, on demeure imprégné par l’atmosphère générale du texte : on ressent la tristesse, l’amour et le regret de ne pouvoir intervenir afin de changer le cours de l’histoire. On est appelé à méditer et à s’interroger sur l’existence humaine. Cet arrière-goût qui reste, ne serait-il pas la preuve concrète d’un roman marquant ?

Rabih Dabajah
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université Libanaise - Section IV Zahlé
 
La Succession
Jean-Paul Dubois, Éditions de L’Olivier
Vivre avec ses fantômes
C’est l’histoire d’un homme qui passait sa vie à essayer de trouver sa place dans le monde. Mais juste au moment où il réalise qu’il ne la trouvera jamais, il accepte la succession de sa famille. Il décide d’en finir avec sa vie finir et de rejoindre ses fantômes.
Jean-Paul Dubois nous fait pénétrer cette histoire avec une vraie passion des détails. Il maîtrise l’art de nous faire ressentir les mêmes émotions que son héros. Aussi avons-nous le sentiment d’un enfant qui veut absolument ressentir l’amour de sa famille, un adolescent qui veut s’échapper de sa propre maison, un homme qui est heureux simplement parce qu’il est très loin et enfin un homme qui est lassé de vivre.
On ne sait pas si le héros aimait la cesta punta et son séjour à Miami, ou si c’était juste sa façon d’échapper à son malheur.
L’auteur est habile en l’art de poser les vraies questions. De plus, il nous révèle sa profonde connaissance de nombreux pays, si bien que le lecteur a le sentiment que l’auteur a autre chose à dire sur cette confusion, cette inquiétude, en posant toutes ces questions et nous entraînant dans tous ces pays. Tout se passe comme si ’auteur ne parlait que du monde d’aujourd’hui – le mot « monde » est particulièrement important dans le roman –, ce monde d’aujourd’hui qui souffre.
Ce roman ne va pas nous laisser sur notre faim, et impacte particulièrement notre manière de voir le monde.
Suha Anam, Soudan
Université de Khartoum, Faculté des Lettres
Département de français, 1ère année

Chanson Douce
Leila Slimani,
Éditions Gallimard, 227 pages.
Une chanson d’abord douce et finalement horrible
En lisant le titre de ce roman j’ai d’abord pensé qu’il s’agissait de banalités. Je n’avais aucune idée sur ce qu’un tel titre pourrait contenir comme implications si subtiles !
Dès les premières lignes, on découvre le malheur, la violence et l’angoisse. Leila Slimani a réussi à nous exposer les conséquences avant de remonter aux causes, elle a réussi à captiver le lecteur dès la première scène.
La façon dont elle a décrit les corps des deux enfants est assez spectaculaire, si bien qu’on peut les imaginer en lisant, et pressentir le chagrin qui envahit la mère, ce qui nous pousse à vouloir tourner les pages au plus vite.
Le personnage de Maryam est plutôt un modèle visant à illustrer des conflits intérieurs agitant la psyché des femmes.
Une femme est née avec le désir d’avoir un enfant, en rêvant de l’homme idéal. Elle aspire à être toujours parfaite, à avoir un travail qui lui garantira la réussite de sa vie professionnelle. Je ne dis pas qu’on ne peut pas faire les deux en même temps mais chacun devrait connaître ses limites. Et Maryam n’en savait rien, elle s’est laissé prendre par le tourbillon du travail, ce qui a dévoyé ses sentiments maternels et l’a éloignée de ses enfants.
L’auteur a décrit en particulier la solitude intime qui habite Louise, la nounou. Celle-ci a perdu son mari et sa fille, mais rien ne se laisse deviner de ces drames, sa gentillesse et sa tendresse apparente ne laissant rien transparaître de sa souffrance profonde.
Louise a toujours eu une vie de soumission et de renoncement. Obéissant placidement à ses employeurs, elle ne doit jamais se tromper ni se plaindre. C’est à elle de prendre soin de tout mais personne ne prend soin d’elle. Elle semble avoir le contrôle de tout mais d’un coup elle perd pied, totalement. Voilà que l’ange a tué les deux enfants…
J’ai beaucoup apprécié la manière dont Leïla Slimani décrit le stress psychologique vécu par Louise, les cauchemars qui la hantent même lorsqu’elle se repose. L’anarchie de sa maison, les colères qui la prennent soudainement, tout cela nous prépare à sa chute.
Leïla Slimani a utilisé des mots très simples pour nous raconter des événements complexes. Les mots qu’elle choisit sont très pertinents pour nous décrire des images émouvantes. Ainsi elle nous a raconté un drame épouvantable mais selon une parfaite chronologie.
Alaa Nadir, Soudan
Université de Khartoum, Faculté des Lettres
Département de français, 4ème année

Petit Pays
Gaël Faye,
 Éditions Grasset, 216 pages.

Un métis qui n’appartient à nulle part
Le retour du pays avec lequel le roman commence nous montre la nostalgie qui domine le cœur de Gabriel, ou Gaby, comme il préfère qu’on l’appelle.
Mais au fil de la lecture, on comprend que cette nostalgie est générée par un rapport particulier au pays où il est né et où il a grandi.
Dès le commencement, on peut clairement deviner le racisme dans lequel ces gens vivaient. On les juge par leur couleur et leur « nez ». Ce racisme s’invite même dans la maison de Gabriel qui est d’un père français et d’une mère africaine « tutsie ». Il les mènera à se séparer.
Le racisme dans lequel le peuple vivait était tel que les habitants ont été contraints de quitter leur propre pays, le Rwanda, où ils ont toujours rêvé de retourner un jour. Yvonne, la mère de Gabriel, une Rwandaise qui a perdu presque toute sa famille à cause des guerres, est un bon exemple pour nous décrire les sentiments de perte et de désespoir.
Gaël Faye prend en charge la narration de souvenirs très chers à Gabriel, en utilisant des images rhétoriques liées à la nature, images aptes à rendre la sensation d’attachement au Burundi qui habite Gabriel.
Le vocabulaire et les images très simples donnent au roman une facture très spéciale. Les mots avec lesquels il a exprimé ses sentiments envers le pays, et les liens d’amitié entre Gabriel et Geno nous rendent très ému et nous poussent à nous demander comment serait la fin de leur histoire.
Alaa Nadir, Soudan
Université de Khartoum, Faculté des Lettres
Département de français, 4ème année

L’autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Ed. Gallimard, 2016, 300 p.
Va, tout s’en va
            « Tu sais Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure »… lui avait dit naguère Thomas, jeune professeur de Lettres retrouvé mort à trente-neuf ans dans son appartement aux États-Unis. La narratrice retrace les moments clés de l’existence de Thomas Bulot, lié à elle par une amitié érotique. Tombeau de son ami suicidé, son roman n’est autre qu’une oraison bouleversante qui rend sa dignité à cet « autre qu’on adorait, qu’on attendait sous la pluie… »
Passionné de littérature et de cinéma, Thomas voit son avenir se briser lorsqu’il rate, non pour la première fois, le concours d’entrée à l’École Normale Supérieure. Cet échec incompréhensible d’abord en entraine d’autres et pousse le lecteur à se poser maintes questions : qu’est-ce qui fait que cet être brillant accumule autant d’échecs, en carrière comme en amour ? D’Élisa à Ana passant par Olga puis Nora, il finit par renoncer à sa chasse aux amourettes, surtout lorsque ses projets de mariage tombent tous à l’eau. Des amis, il ne lui en manque pas. Pourtant, au milieu d’eux tous, il s’enfonce dans une solitude atroce,  solitude due à son impatience et à ses caprices. Ses projets professionnels et ses amours sont tous ruinés, sa thèse demeure longtemps inachevée et sa passion pour Proust aliénée à la littérature, au cinéma et à la musique se révèle insuffisante et empêche de fait son recrutement au sein d’une université prestigieuse aux États-Unis.
Loin de tout le brouhaha, ce roman est fortement ancré dans la lignée des tragédies modernes, une tragédie dont l’issue est le suicide. C’est en avançant largement dans le roman qu’on apprend que Thomas souffre d’un trouble bipolaire tardivement diagnostiqué qui remonte à des souvenirs d’enfance liés à sa mère morte assez jeune. Ce lot de traumatismes l’accable et l’enferre dans un immobilisme qui fait de lui un Sisyphe impuissant, écrasé par cette maladie et sombrant dans un cycle maniaco-dépressif sans fin.
La longue adresse à l’ami disparu se fait à la deuxième personne du singulier. Ce « tu » fait revivre Thomas et les incidents qui ont jalonné son existence. L’auteure s’éloigne de la troisième personne sous prétexte que le « il » renvoie à quelqu’un d’absent. Or Catherine Cusset refuse de mettre à plat le destin de son ami et ex-amant. Au contraire, elle tente de lui rendre toute son épaisseur par ce simple geste littéraire qu’elle lui dédie. Au fil des dernières pages, le lecteur devient complice du personnage, il ressent la présence de la mort qui rôde et attend l’instant propice afin de s’accaparer de la vie du protagoniste. Ce roman, même s’il est inspiré par une personne réelle, n’est en effet qu’une projection narcissique des peurs et des angoisses de Catherine Cusset. Il s’agit donc d’un acte brutal qui vient apaiser le sentiment de culpabilité de l’auteure. Après tout, Thomas, c’est bien elle… 


 Nour SABA
Département de Langue et Littérature françaises
Faculté des Lettres
Université Saint-Esprit de Kaslik


L’Autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Ed. Gallimard, 2016, 300 p.

Le  « Tu » qui s’est tu.

Tu lis L’Autre qu’on adorait, publié chez Gallimard, de Catherine CUSSET.
Tu es propulsé depuis le prologue dans la fin de l’histoire, celle d’un jeune professeur de littérature, en constant va-et-vient entre la France et les États-Unis et qui s’est tué.
Tu dessines un rond et le fermes par une boucle : c’est dans ce cercle vicieux que tournera le remémoré.
Tu es dérangé par ce pronom si singulier qui fait remuer Michel BUTOR dans son tombeau encore frais.
Tu as l’impression d’être sous la cravache d’une narratrice sadique qui ne cesse de dicter les évènements d’une trame rafistolée.

Tu découvres que Thomas dont le prénom commence par la même lettre que ce pronom qui te hantera, est non seulement le héros et le destinataire du roman mais aussi le meilleur ami de Catherine, personnage qui ne l’a jamais quitté.
Tu égrènes les escapades amoureuses du protagoniste avec les diverses filles avec qui il comptait vivre le restant de sa vie malmenée.
Tu compatis à sa souffrance surtout quand il ne cumule que des échecs tumultueux à cause de sa cyclothymie tardivement diagnostiquée.
Tu médites à la page 86 : « Peut-être l’amour, dialectique, a-t-il besoin de sa négation pour s’épanouir » et tu penses que Thomas est à la recherche d’un amour vrai, autre que celui de sa mère décédée qui, seule à son égard, le comprenait et l’aimait.
Tu assistes à ses malheurs depuis son entrée à l’Université en tant qu’étudiant puis professeur réputé.
Tu vois que partout la jalousie et l’injustice ne fournissent que des bâtons aux  roues et qu’un diplôme surqualifié est souvent sous-estimé.

Tu joues au puzzle intrigant qui dévoile les identités et offre plus de suspense et d’attrait.
Tu parcours toute une galerie d’auteurs cités mais c’est surtout PROUST qui est vénéré.
Tu déduis que le moindre événement a rajouté de l’huile sur le feu, avant qu’il ne s’enferme dans un sac en plastique et ne mette sa tête dans un four bien chauffé.
Tu fredonnes la chanson de Léo FERRE, Avec le temps, va tout s’en va… L’autre qu’on adorait…

Tu saisis que ce livre camoufle une autobiographie et se veut une tentative avortée de ressusciter celui qui a douloureusement décidé de se suicider.

Tu participes à la sublimation de l’angoisse et de la perte que subit l’auteur, ainsi l’écriture devient-elle une nécessité pour se dépasser.


Nada DAOU
Université Sorbonne Nouvelle – Paris 3
Université Saint-Esprit de Kaslik
Doctorante en didactique des langues et des cultures



Chanson douce
Leïla SLIMANI
Ed. Gallimard, 2016, 227 p.




Il est où le bonheur ?





Contrairement à ce que le titre laisse pressentir, Chanson douce, le deuxième roman de Leila Slimani, est loin de correspondre à une promesse de dépaysement avec de belles paroles et une musique harmonieuse. À une époque où tout se déroule à la va-vite, le roman demeure la voie incontournable pour reprendre haleine et rester au-dessus de la mêlée.  C’est pourquoi Chanson douce se veut une occasion de s’interroger sur les mécanismes de la société actuelle et plus particulièrement la question du bonheur, à travers l’histoire de Paul et Myriam et leurs deux enfants, Adam et  Mila.



Après la naissance de ses deux enfants, Myriam  a eu du mal à accepter son statut de femme au foyer. Sans hésitation aucune, elle a saisi la première occasion qui s’est présentée pour la sauver d’une vie mesquine, après avoir trouvé la femme idéale pour s’occuper des enfants. Pour son plus grand bonheur, cette femme ne se contente pas de jouer le simple rôle de nounou mais aussi celui de femme de ménage et de chef de cuisine pour acquitter les parents hyper occupés de toutes tâches à la maison. Sa bonté n’a été récompensée que par des mots doux et des vacances en Grèce, ce qui lui est insuffisant car elle ambitionne de régner en maître sur cette famille idéale qu’elle n’a jamais eue. Et quand les parents arrivent enfin à mettre les points sur les i, le drame survient. Les enfants en payent très cher le prix. Or la question qui se pose ici est de savoir le prix de quoi, exactement? De l’ambition de la mère ? De la nonchalance des parents qui n’ont pas su trouver l’équilibre entre leur vie privée et leur carrière, ce qui les a amenés à abuser de leur nounou ? De la servitude dont cette dernière a été victime toute sa vie ? Il est compliqué de trouver la réponse adéquate et d’inculper une seule personne… Cependant il est certain que les mortels sont nés pour racheter des fautes comme il est indubitable que le bonheur n’est autre qu’un séducteur énigmatique, tapi loin de ce monde brut et seulement atteignable à travers l’illusion.



Rime KHALAF

Département de Langue et Littérature françaises

Faculté des Lettres

Université Saint-Esprit de Kaslik


Possédées
Frédéric Gros
Éditions Albin Michel, 2016, 297 pages.




            Quand la possession monte à la tête



Dans l’ensemble, j’ai eu l’impression en lisant ce livre que je faisais connaissance avec une personne qui avait l’air intéressante. Au lieu de vous faire parvenir des informations qui retiennent l’attention sur sa vie, elle commence par celles qui sont ennuyeuses. Aussi le lecteur a-t-il envie d’inventer une excuse quelconque et de fuir le personnage en question. Mais quand on est trop poli pour le faire et qu’on prie Dieu pour que notre patience soit récompensée, on continue la lecture…

L’histoire commence avec un rythme lent et plutôt agaçant. J’ai senti que l’auteur donnait beaucoup trop de détails dépourvus de réelle importance et inutiles pour comprendre la suite. Plusieurs fois, mon attention s’est relâchée mais l’auteur a réussi à la retenir encore en insérant des petits événements intéressants. Il a aussi tellement l’habitude de procéder à de si fréquents flash-back que je me suis souvent sentie perdue, à la limite de la confusion.

L’auteur au final a réussi à créer des personnages si réalistes et éternels qu’ils peuvent exister à toutes les époques, anciennes et modernes. J’ai énormément apprécié son emploi des figures de style. Il a créé des images à la fois belles et facilement imaginables. Son style d’écriture est spécial car il ne nous permet pas de prévoir la fin de l’histoire ni même de deviner ce qui va arriver à la fin.





Ithar Amine, Soudan

Université de Khartoum, Faculté des Lettres

Département de français, 4ème année
 

 

La Succession
Jean-Paul Dubois
Éditions de L’Olivier, 2016, 234 pages.


            Quand le suicide devient un sport hallucinant…

            Les aventures et mésaventures de Paul Katrakilis sont morbides et bizarres.
Il oscille entre jouer professionnellement à la pelote basque (autrement appelée « cesta punta ») ou comprendre et accepter les histoires de son étrange famille.
Paul essaie en effet de trouver le bonheur et l’équilibre dans sa vie malgré le caractère énigmatique et sinistre de son héritage mémoriel.
Au début, cela n’apparait pas de manière très évidente pour le lecteur mais, en réalité, la pelote basque est un exutoire pour Paul. Celui-ci n’a jamais été heureux. La faute en incombe à une famille qui ne l’a jamais supporté.
Vivant chacun sur leur planète imaginaire, les membres de cette famille se démarquent par un air d’égocentrisme.
Ce contexte et l’environnement familial sont rendus avec un ton de détachement amusant et triste, et leurs suicides sont enveloppés de mystère.
De fait, l’histoire commence légèrement et se termine dans la gravité, avec des émotions subtiles mais fortes et un sens de l’humour sombre et mélancolique.
Le style de l’auteur se caractérise par une écriture charmante, suivant un rythme épisodique facile à suivre et servie par une histoire où évoluent des personnages bien campés.
La Succession est ainsi une grande histoire qui avance lentement et finit de façon assez prévisible mais j’ai pris beaucoup de plaisir à lire cette histoire.


Musab Masri, Soudan
Université de Khartoum, Faculté des Lettres
Département de français, 1ère année


Petit Pays

Gaël Faye

Éditions Grasset, 216 pages.





Petit pays malheureux, grand enfant malchanceux



            L’histoire tourne autour de la guerre ethnique au Burundi et au Rwanda. Le personnage principal, Gabriel, est issu d’une famille de quatre personnes. L’état de la société s’est dégradé petit à petit ainsi que celui de sa famille. Son père ne s’est jamais occupé de lui et sa mère, dont les fréquentations étaient mauvaises, étaient éloignée de lui.

À travers une description toujours claire et compréhensible, l’auteur nous fait ressentir dès le début la douleur et le malheur de Gaby dans l’enfance. Les différents thèmes abordés sont la guerre, évidemment, puis l’exil, le retour au pays d’origine et aussi le manque d’amour paternel.

Gabriel refuse toujours de parler de la politique et de l’engagement dans la guerre. Il prétend ne pas comprendre cette dernière. Pourtant, il se retrouve forcé d’y participer.

Le héros est très attachant. Ses paroles parfois choquent et nous donnent envie d’en savoir plus sur lui. Les détails sont clairs et faciles à comprendre, même s’ils sont nombreux.

Le style d’écriture est très agréable. L’histoire est racontée d’une façon excitante qui accroche et stimule l’attention. Le style poétique est appréciable et enrichit l’histoire. C’est un bon livre qui se lit vite.

L’auteur arrive en effet à transmettre les émotions du héros au lecteur dès le début de l’histoire. On vit la quête de l’enfant : recevoir l’amour et les soins qui lui manquaient. Celui-ci a finalement réalisé ce qu’il voulait. La tristesse et le désespoir sont constamment présents mais le héros arrive à surmonter à chaque fois les épreuves que la vie lui impose. Il n’a rien appris à l’école, c’est la vie qui l’a fait devenir un homme.

Malgré l’absence d’une présence de ses parents, il a pu surmonter ses faiblesses et être lui-même. Et son attachement au pays est tel qu’il y est revenu après plus de 10 ans, bien que ce ne soit pas son pays d’origine.



Hadeel Zaheer, Soudan

Université de Khartoum, Faculté des Lettres

Département de français, 5ème année






Possédées

Fréderic Gros

Éd. Albin Michel, 2016, 296 pages




Possédées ou Obsédées?

Au temps du règne de Louis XIII, dans les années 1630-1634,  à Loudun dans la Vienne, à la limite des territoires catholiques et protestants, plus précisément entre Saumure et Poitiers, chez les Ursulines, une épidémie de possession se propage. Les sœurs se prétendent « possédées » par un certain Urbain Grandier, prêtre de la paroisse Saint Pierre. Asmodée, Astaroth, Béhémoth, Néptalim, Cham, Urielle et Belzébuth ont tous pris possession de la mère supérieure, Jeanne des Anges. Aucun doute n’est permis : le diable est passé par Grandier, un Grandier qu’elle n’a jamais rencontré mais qui, raconte-t-elle, l’aurait ensorcelée en déposant dans le cloître un bouquet de roses. Machination politique? Résidus de guerres de religion? Vraie possession? Sorcellerie?

Le philosophe français Frédéric Gros, spécialiste en philosophie contemporaine et professeur de sciences politiques à l’Institut d’Études Politiques de Paris (Sciences-Po), réanime trois siècles plus tard, l’affaire des possédées de Loudun, en mettant l’accent sur les grands thèmes qui ont traversé l’œuvre de Michel Foucault (les conceptions novatrices, la folie à l’âge classique, la sexualité, la justice et l’injustice…), dans son premier roman Possédées paru aux éditions Albin Michel.



Tout y est : la folie, l’érotisme, l’hystérie, l’enquête, la violence, l’aveu, les supplices, le spectacle de la prétendue justice, les clans, le bouc émissaire... avec, pour toile de fond, la puissance de la prestigieuse Église catholique.

Les jeunes prêtres, beaux, séduisants, grands orateurs, ouverts d’esprit et charismatiques ne peuvent qu’être le centre d’intérêt des paroisses, surtout s’ils n’ont pas renoncé aux plaisirs de la chair. Urbain Grandier en est certainement un. Il est celui dont on vante les charmes dans toute la ville. Un Don Juan en soutane qui sans aucun scrupule, séduit ses paroissiennes, surtout la fille du procureur du roi qu’il a mise enceinte.

L’écho de ses exploits arrivèrent jusqu’au couvent des Ursulines. Faisant partie des ordres contemplatifs, les Ursulines n’étaient pas toutes entrées au couvent par vocation. Effectivement, de nombreuses familles y envoyaient leurs filles qui n’avaient pas trouvé leur pair. Livrées donc à une vie d’ennui, certaines avaient du mal à lutter contre leurs fantasmes. À ce titre, Sœur Jeanne des Anges, mère supérieure du couvent à Loudun, passait pour la plus exaltée des sœurs. Pourquoi ne pas casser cette routine? Elle rassemble de tout coin les histoires qu’on raconte pour en faire finalement une pièce théâtrale, un spectacle mémorable, des scènes d’érotisme et d’exorcisme montées de toutes pièces. Pourquoi pas? Elle va donc distribuer les rôles à ses sœurs et enfin donner à Grandier le rôle principal, celui d’un prêtre diabolique. Les pauvres Ursulines sans défense sont torturées par les manigances de Satan.  



Le lecteur est captivé par cette histoire de folie et d’hystérie, d’autant plus que Grandier n’y est absolument pour rien. Il trouve du plaisir à tourner les pages tout en savourant les événements, en dévorant les actions avec délice et passion.

En effet, Grandier a beaucoup d’ennemis, susceptibles de profiter de ce scandale pour s’en prendre à lui. Et voilà qu’ils rassemblent les derniers potins, les derniers secrets, les dernières rumeurs dans le but de se venger. C’est ainsi que, petit à petit, prend forme ce qu’on pourrait appeler une cabale qui est décidée d’agir à tout moment contre lui. Qu’est-ce donc ce pêché qu’on ne peut pardonner? Est-ce son opposition à la Contre-réforme de Richelieu qui a pour but d’anéantir les Protestants de toutes les villes françaises? Est-ce son objection face à la décision du cardinal concernant la destruction des forteresses de Loudun, une précaution élémentaire pour affaiblir les éventuelles capacités de résistance d’une cité réputée protestante? Est-ce ce grand amour qui le poussa à se marier en secret avec Maddalena? Est-ce la Lettre de la cordonnière dans laquelle le destinateur fait scandale sur les hémorroïdes du cardinal et les faiblesses sexuelles du roi?

Formidable romancier, F. Gros décrypte, avec une précision démoniaque, la spirale destructrice dans laquelle Grandier se déchire et qui le conduit à prouver sa grande foi devant une société barbare qui ne connait point la miséricorde. D’un style moderne et simple, l’auteur a redonné vie à des personnages historiques en faisant ressortir leurs principaux traits de caractère et leur psychologie. Le lecteur sympathise naturellement avec ce prêtre qu’on accuse à tort. Il est attiré par le suspense, l’hystérie et l’histoire d’amour entre Grandier et Maddalena. L’auteur fait ainsi naitre en lui une rébellion contre les injustices auxquels notre héros est confronté.   

Le 16 décembre 1633, Grandier est arrêté, emprisonné et tourmenté. Le jeune prêtre devient le bouc émissaire, le souffre-douleur de Loudun, un néo-Christ torturé sans pitié. N’y aurait-il pas une lueur d’espoir, un miracle, une révolte contre cette injustice sociale ?   

Cette affaire a défrayé la chronique avec une intrigue politico-religieuse, la plus satanique de l’histoire de France, un mélange de cruauté et de fanatisme religieux, d’injustice et d’hystéries sociales, une histoire vraie du XVIIe, aux thèmes qui pourraient bien rester d’une brûlante actualité...

Nathalie Ghaouche, libanaise
Université libanaise
 Faculté des Lettres et Sciences humaines
Section II, Fanar
Département de langue et littérature française
 

Règne Animal

Jean-Baptiste Del Amo

Éditions Gallimard, 2016, 419 p.



La Vérité, l’âpre Vérité.” Stendhal

Jean-Baptiste Del Amo, Lauréat du Prix Goncourt du 1er roman pour Éducation Libertine en 2009, et du Prix SADE pour son roman Pornographia en 2013, nous dévoile son chef-d’œuvre déconcertant intitulé Règne Animal aux Éditions Gallimard.

Dans Règne Animal, le jeune écrivain toulousain tend un miroir qu’il promène tout au long de 419 pages où la violence règne en maîtresse. Une violence transmise de génération en génération et qui risque de devenir un visage familier.

Règne Animal décrit l’histoire d’une famille d’éleveurs de porcs vivant au Sud-ouest de la France. Cinq générations se succèdent sous les yeux de la matriarche Eléonore. Eléonore a vécu avec “le père” et “la génitrice”, de simples paysans taiseux et pieux, menant une existence pénible dans une ferme du Gers. Au fur et à mesure du temps et de l’histoire, la ferme va évoluer d’une petite exploitation jusqu’à devenir un élevage industriel porcin.

Ainsi, les animaux destinés à être abattus sont enfermés dans des bâtiments d’engraissage où le sang continue secrètement à couler, où la souffrance des bêtes est étouffée, sans témoins à l’exception des murs et du sol aux parois lisses et lavés.

Del Amo, lui-même engagé et militant en faveur de la cause animale, met en lumière cette réalité absente à nos yeux. L’auteur la dissèque impitoyablement sous une lumière crue et intense au risque de nous aveugler.

Pour châtrer une truie destinée à l'engraissage, le père fait venir Charles Brisard car la bête laissée à son cycle devient mauvaise, ne profite pas et "perd en un jour ce qu'elle a gagné en un mois". L'homme introduit alors l'extrémité d'un cône en fer dans la vulve de la bête et verse par le côté évasé de la grenaille de plomb utilisée pour la chasse. Les morceaux de métal s'incrustent dans l'utérus et les ovaires, et la truie ne connaît plus de chaleurs.”

À ces violences impardonnables exercées sur les bêtes s’ajoutent celles que les hommes s’infligent les uns aux autres. Les protagonistes du roman sont eux-mêmes des êtres perturbés, prisonniers d’un passé violent, ballotés dans un quotidien insoutenable, rongés par les non-dits et les secrets et prisonniers de leur condition.

Tout au long des trois parties qui composent le roman, l’auteur oscille constamment entre l’animal et l’homme, confondant l’un et l’autre, les reliant intimement dans leurs vies, leurs souffrances et leurs sorts. Ainsi, les thèmes du corps, de la sexualité, de la quête identitaire et de la mort sont évoqués en un perpétuel parallélisme entre bêtes et hommes.

Quant à l’écriture de Règne Animal, elle est certes sombre, funeste et cruelle. Au rythme lent des descriptions, les mots saisissent, serrent, étouffent. Avec une plume acerbe et un lexique qui dénote le sanguinaire, l’auteur arrive à cerner de près la réalité et frappe avec les mots tranchants d’un vocabulaire magnifiquement précis et cru.

Son discours fureté et extrêmement riche est traversé par une esthétique purement réaliste. Nous ressentons chez l’écrivain le souci constant d’une vraisemblance du détail, des décors, des faits et des personnages dans leur environnement comme dans leur intériorité.

Cette puissance du mot et de l’image fait incontestablement de Del Amo un écrivain inédit, visionnaire et talentueux.



Sur le plan éthique, Règne Animal constitue un désolant témoignage d’une vérité honteuse : celle d’une prétendue civilisation à travers laquelle les termes “Humanité” et “bestialité” ont besoin d’être redéfinis.

C’est un vibrant plaidoyer porté en faveur des bêtes, reconnues par la loi comme des êtres sensibles et qui éprouvent des émotions.



En plongeant dans la noirceur barbare qui viole la beauté de la vie, Del Amo tente avec brio de nous convaincre d’agir contre ce déséquilibre que l’homme impose constamment à la nature et qui va finir par se répercuter de la même façon sur lui.

Le sort de cette famille tend un miroir reflétant nos vies, des vies imprégnées de violences incessantes et de folie.

Peut-il réellement exister des justifications à la torture et à la mort?

Dans notre monde en perpétuelle dérive, la violence n’est elle pas devenue un fait divers?

Où en sommes-nous du droit à la vie dans cette précieuse et fragile existence des êtres, qu’ils soient humains ou non humains?





Joumana Kanaan

Université Libanaise

Faculté des Lettres et des Sciences Humaines – Section 2

Département de Langue et de Littérature Françaises


La Succession
Jean-Paul Dubois

Éditions L'Olivier, 2016, 240 p.

Déterminisme familial

Jean-Paul Dubois, âgé de 66 ans, est l’un des auteurs qui ont réussi à créer de vrais liens avec les lecteurs. Écrivain, journaliste et sociologue toulousain, il fait sa rentrée au Prix Goncourt 2016 grâce à son roman, récemment publié par les Éditions L’Olivier, La Succession. Après le succès de Une vie française (Éditions L’Olivier, 2004, prix Femina et prix du roman Fnac) et celui de Le cas Sneidjer (Éditions L’Olivier, prix Alexandre-Vialatte 2012), voici La Succession, un roman qui marie tristesse et humour noir et traite de la filiation, de la fin de vie et du fatalisme familial. À travers ce roman qui se distingue par la subtilité du style et une langue parfaitement maîtrisée, l’auteur français s’en prend aux héritages qu’on ne désire pas.

Des armes à feu, le gaz d’échappement émanant d’une Triumph, une moto et un huitième étage, autant d’éléments qui auront servi de moyens pour que, respectivement, le grand-père, la mère, l’oncle et le père de Paul se suicident. Bien qu’il soit médecin, Paul, le narrateur-héros de La Succession et seul survivant de la famille Katrakilis, pratiquait professionnellement la pelote-basque, un sport dont la beauté le transportait. Tout bonnement, alors que la médecine n’est pas sa vocation; la chistera sera à la fois sa passion et son métier. Toutefois, il s’est toujours senti inadapté au monde et de plus en plus étranger à cette famille qui semble follement vouée à sa propre extinction.

Dans La Succession, le génie de l’auteur s’exprime dans l’intégralité de l’œuvre. Intelligemment, il met en relief le lien entre la vie du champion de cesta punta, Paul, et la balle: l’une comme l’autre rebondit avant de retomber. Ceci dit, Dubois laisse son lecteur se demander, tout au fil des pages, si Paul va trouver sa place dans cette lignée d’hommes incapables de vivre, ou s’il suivra plutôt son propre destin.

            Ce suspense créé par l’écrivain confère au livre sa dimension philosophie: sommes-nous toujours nos choix?
Cette dimension se double par ailleurs d’une esthétique particulière: le style est simple, les phrases courtes et l’humour noir plein de causticité. Dubois veille ainsi à nous promener dans les environs de Miami et  nous décrire les salles de cesta punta qui s’y trouvent.

            Finalement, pour le quagga exilé dans un zoo, pour Laika, spationaute carbonisée, pour Watson, chien sauvé des eaux, pour Invild Lunde, au joli nom d’oiseau des mers, et le seul amour fugitif de Paul, pour le chat ensoleillé du poème de Maurice Carême, pour Paul et ses hesperophanes irréductibles, aussi bien pour toutes ces petites histoires que pour la grande, pour tous ces moments de tendresse partagés avec les souffrants, les mourants, les mal lotis, les mal aimés, il faut lire ce livre. Ce livre étonnant, si drôle et si triste à la fois.



SAKR Antonella
Liban
Université libanaise
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Département de langue et littérature françaises
Fanar – Section 2
 


Petit pays

Gaël Faye

Éd. Grasset, 2016, 224 p.





« Petit Pays, te faire sourire sera ma rédemption* »



Il faut écouter la musique de Gaël Faye qui en plus d’être écrivain, est un « fils du hip hop ». Lire son livre, c’est faire l’expérience d’une commotion immédiatement suivie d’un émerveillement : la littérature peut produire cela, nous rendre à notre Humanité, malgré la dévastation.

« J’ai écrit ce livre pour crier à l’univers que nous avons existé, avec nos vies simples, notre train-train, notre ennui, que nous avions des bonheurs qui ne cherchaient qu’à le rester avant d’être expédiés aux quatre coins du monde et de devenir une bande d’exilés, de réfugiés. » Avec une grande pudeur et une profonde maîtrise, l’auteur nous mène d’abord dans son enfance, sa « vie naguère d’avant la guerre.* » On entre dans l’impasse où vit Gaby, un petit garçon attachant, parce qu’il sait tout de ce qui est essentiel, comme de goûter la vie de tous ses sens, et qu’il ne sait rien du non-sens, de la montée inexorable d’une marée noire prochaine. On est dans une Afrique chatoyante et rieuse, une Afrique comme on aimerait qu’on nous la montre plus souvent. Gaby est métis : mère rwandaise et père français, un sang mêlé qui ne voit pas qu’il a une vie privilégiée. Le vélo volé, c’est le point de contact avec l’autre monde, le vrai, où est en train de sourdre une lame de haine et d’horreur.

Avant la guerre, c’est tout le monde de l’enfance qui s’ouvre comme ces petits papiers japonais dans une tasse de thé. Après la guerre, il faut reconstruire son « petit pays sur des ossements, des fosses communes et puis nos cauchemars incessants *». Entre les deux, il y a l’indicible entré dans le livre, des mots qui nous pénètrent, nous « mazoutent » nous aussi, et nous remettent d’aplomb dans notre dignité d’Homme. On referme ce livre avec de la gratitude : celle de nous avoir rendu plus humain, de nous avoir tenu la main pour nous raconter cette épreuve, de l’avoir fait avec ce voile de poésie sombre qui permet de supporter de regarder l’enfer dans les yeux.



« Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante* ».

Ce roman est aussi un grand livre sur l’identité. En contrepoint il y a l’exil, la France qui subventionne mais qui ne sait pas accueillir, et elle est aussi là, la dévastation. C’est cette crise d’identité qui sera le moteur, le manque initial de Gaby l’incitant à retourner plonger dans son passé, armé de cette seule « vraie arme miraculeuse » qu’est la littérature comme le disait le maître Césaire. D’ailleurs Gaby Faye est allé vivre à Kigali « pour ne pas fantasmer son identité », et se rendre compte que celle-ci « n’est pas figée, nous sommes des archipels : Je pensais être exilé de mon pays, en revenant sur les traces de mon passé j’ai compris que je l’étais de mon enfance, ce qui paraît bien plus cruel encore.»



Évidemment, ce livre fait écho à nos histoires, celle du Liban et de ses guerres, des massacres et aussi de l’exil ou des métissages. Évidemment, on se rend compte que cette gratitude vient de ce que Gaël Faye a aussi parlé de nous. Mais pas seulement. Son message a une portée universelle, qui nomme pour nous la victoire des mots sur l’horreur frappant partout désormais. Et c’est sans doute pour cela que l’écho de ce livre résonne aussi longtemps dans l’âme et le cœur…

Yasmina Gemayel Letayf

Lettres Françaises – USJ Beyrouth

*Paroles extraites de la chanson Petit Pays
 
 

La Succession

Jean-Paul Dubois

Éditions de L’Olivier, 2016, p. 240





La représentation d'une prison familiale



            Paul Katrakilis, le héros-narrateur nous raconte comment il a fui sa famille pour mettre à distance son lourd héritage familial, le suicide.

Paul est médecin, comme son père et son grand-père, mais il n'a jamais exercé. En effet, de cette façon, il veut briser la tradition. Pourtant originaire de Toulouse, il vit à Miami pour être loin de sa famille et devient un pelotari professionnel. À Miami, il est heureux et passe quatre années "prodigieuses": « De la mi-novembre 1983 au 20 décembre 1987, je fus donc un homme profondément heureux ». 

L'annonce du suicide de son père le pousse à se rappeler de son passé. Il nous raconte comment les membres de sa famille se sont suicidés l'un après l'autre. D'abord son grand-père, puis son oncle et sa mère, et maintenant son père. En tant que seul descendant de sa famille, Paul doit rentrer et assumer le devoir filial: "j'allais devoir rentrer en France pour enterrer mon père et m'occuper de ces choses que l'on doit régler quand on est le seul et le dernier à pouvoir les régler." Il remet ainsi en route le cabinet médical de son père. Comme si la prédiction de son père avait été réalisée: "Un jour tu finiras par prendre ma succession".

De cette façon, Jean-Paul Dubois montre une fois encore dans son nouveau roman la nature des rapports humains. Comme toujours, les thèmes du deuil, de la fin de la vie, la solitude et  la filiation dominent son roman. On peut les percevoir dans les propos de Paul : "Je venais de fouiller la vie d'un père mort". Dubois met toujours en scène la mort d'une manière brutale dans son roman, par exemple, le père de Paul se jette du huitième étage. Dubois a choisi de nouveau le prénom de Paul pour son héros, et il est tout comme lui un Toulousain mordu de rugby. Cependant, malgré l'existence de ces éléments autobiographiques dans son roman, Dubois est fondamentalement différent de ses personnages, qui sont toujours aux prises avec la dépression et essaient d'attenter à leurs jours, tandis que Dubois a toujours le souci du temps et essaie de profiter le plus possible de la vie.

Jean-Paul Dubois a suivi des études de sociologie et dans la plupart de ses romans il expose des problèmes sociaux. Par exemple dans La Succession, il pose un regard sur les rapports humains et sur la question de l'héritage familial.

Dans ce roman, nous sommes dans les années quatre-vingt, l'ère du vide selon Gilles Lipovetsky, où chaque individu est dominé par ses tendances égoïstes et n'a plus le souci de son prochain. Le vide  serait le seul terme qui puisse caractériser une telle société.

Dans ce roman, on peut d’ailleurs facilement relever un champ lexical  du terme "vide". Paul insiste toujours sur l'ambiance sèche et vide de leur maison: "une maison hantée par le vide et l'absence", une "maison sans charme".

Dans ce vide, les personnages se voient seulement eux-mêmes. En guise d'exemple, on évoquera le suicide de la mère de Paul, après le suicide de son frère. En agissant ainsi, la mère montre que son mari et son fils n'ont aucune importance pour elle. En outre, on peut déceler ce trait de caractère chez son père. Paul le caractérise comme "une boule massive d'indifférence". Dans la vie conjugale de ses parents, l'amour a laissé la place à une vie commune laborieuse et décevante. Sa famille est ainsi plongée dans la solitude  "Peut-être mon père était-il lui aussi reclus dans une forme de solitude, enfermé dans une prison familiale,..."

Cette famille décomposée ne peut pas être un refuge pour eux: "Je ne savais pas ce que je faisais parmi ces gens-là et visiblement eux non plus." Paul n'est jamais compris par ses parents et surtout par son père .C'est peut-être à cause de cela que son ton est un peu burlesque lorsqu'il nous parle de la mort ou plutôt du suicide de ses parents, tandis que lorsqu’il s’agit de la mort de son chien, son ton est totalement abattu. Le rapport qu’il entretient avec son chien est profondément amical, bien plus qu'il ne le serait avec aucun membre de sa famille.

Au fond, Paul ne sait rien sur la vie de son père et sur le comportement de celui-ci avec ses patients : "ce que je voyais était inconcevable. Deux cents, deux cent cinquante personnes pour assister à la crémation d'un homme (son père) dépourvu de toute vie sociale et mondaine, réfractaire aux sollicitations et codes de communication. Ce pèlerinage apportait un démenti cinglant aux analyses que j'avais pu porter sur mon père."

Cette famille pourrait être considérée comme un exemple de ces familles décomposées qui ne laissent qu'inquiétude et dépression à leur enfant.

Ce qui nous incite à suivre ce roman triste jusqu'à la fin, c'est la façon dont l'écrivain traduit l'ambiance dominante dans une famille décomposée. On sent dans le ton du narrateur une sorte d’humeur, ce qui rend tout de même drôle ce récit triste. Et c'est en somme cette habilité de l'écrivain à exprimer en oblique et avec humour les problèmes familiaux qui encourage ses lecteurs à le suivre.



Zahra Hajibabaie

Département de Français

Université de Téhéran
 
Chanson douce
Leïla SLIMANI
Éd. Gallimard, 2016, 227 p.

Chanson douce trompeuse
           
            Dans ce roman, Leila Slimani, l’écrivaine marocaine, nous a fait vivre une vraie tragédie. Il s'agit d'une chanson douce qui s'est transformée en un cri affreux, comme nous l'indique la première phrase: « le bébé est mort ».
Myriam est une mère fatiguée comme toutes les femmes désireuses de réussir à la fois au travail et à la maison, essayant à cet effet d'atteindre un équilibre problématique.
Soudainement, “elle” est devenue “nous”, perdue avec deux anges dont l'existence n'est toutefois pas suffisante pour la consoler de son abandon du domaine des études. Un conflit interne dans lequel vivent toutes les femmes… Avec un style sec et tranchant, Leila nous met face aux deux alternatives proposées pareillement par la société occidentale ou orientale: tuer ses enfants ou ses ambitions. N’y a-t-il pas de troisième choix? En tout cas, puisque tu es une femme, tu dois souffrir. Pas question de féminisme ici mais c’est cependant la vérité amère.
Derrière les apparences se cache tout ce qui est inattendu, à savoir la nouvelle nounou, une femme terriblement dangereuse qui se glisse au centre de la famille. Derrière sa perfection, se cache une profonde amertume. Derrière l’apparence normale se dissimulent ses échecs, sa déprime et sa jalousie.
Le malheur absolu, ce sont les gens qui entrent dans la vie de quelqu'un sous la forme d’une bénédiction pour ensuite la briser à jamais. Dans ce roman, c'est Louise, la nounou paisible, en qui habite une folie invisible. Le passage à l'acte meurtrier constitue un coup de théâtre pour le lecteur : au début, Louise est calme et serviable avant de se changer totalement en monstre. On peut analyser ce changement d'un point de vue psychologique: une folie sans indice d’alerte, c’est une folie qui se cache depuis des années sous des blessures et une origine sociale travesties par  un sourire malveillant.
Nous sommes tous des victimes. Une femme qui se sent mourir intérieurement et qui veut juste investir ce qu'elle a capitalisé durant ses études devient au bout du compte une victime. Un homme qui veut juste une famille parfaite et qui, comme tous les hommes, fait preuve d'un manque d'appréciation quant au rôle de sa femme à la maison et avec ses enfants, ce qui conduit inconsciemment celle-ci à la recherche de la réalisation de soi et de l'appréciation de ce qui est d’ailleurs, avec Pascal, le collègue de Myriam, cet homme est aussi lui-même une victime. La nounou qui passe sa vie à aider tout le monde autour d’elle est une victime. Et bien sûr, les enfants sont des victimes, puisqu'ils subissent les comportements bizarres des victimes adultes.
Cercle vicieux, d’où ne sort aucun gagnant.
Leila Slimani a murmuré pour nous sa chanson douce comme un avertissement, nous invitant à remettre de l’ordre dans nos priorités, nous suggérant que la vie est pleine de “Louise“, de figures infernales qui peuvent détruire notre vie tendrement, l’air de rien, en chantant leur chanson douce.

Yara Walid
Étudiante en troisième année
Faculté des langues Al-Alsun
Université d’Ain Chams

La Succession

Jean-Paul Dubois

Éditions de L’Olivier, 2016, p. 240.





                                                                                   La Succession



    Dès sa publication, La Succession de Jean-Paul Dubois, a provoqué une controverse. Dans ce roman, l'auteur pointe la manière dont le destin se réalise même si l'homme n'en est pas satisfait, et montre comment le bonheur du passé peut être bouleversé par la tristesse dans le futur. Il s'agit d'une question de perte et de deuil.

     L'auteur nous raconte la vie banale de la famille Katrakilis. Le père, tout en négligeant l'éducation de son fils, en fait un être indolent et mal éduqué. Son grand-père s’est suicidé après avoir fui l’URSS tout en emportant un fragment volé du cerveau de Staline. Sa mère et son oncle ont vécu ensemble, seuls, dans la maison de son père. Sa mère travaille avec son frère dans un magasin de montres, elle est une mère avare de tendresse pour son fils, à tel point que Paul pensait que sa mère ne l’aimait pas. D'ailleurs, après la mort de son frère, la mère s’est suicidée parce qu'elle ne supportait plus la vie sans l'existence de son frère. Paul Katrakilis a travaillé comme joueur de pelote basque - Cesta Punta -, métier dont il a toujours rêvé. Il vivait ses moments de bonheur, à Miami, où il a un ami, Epifiano, sa voiture, son bateau et enfin son chien Watson qu'il a trouvé dans la mer. Ces moments de bonheur ne dureront pas : son père s’est suicidé, lui aussi, en scotchant sa mâchoire (pour ne pas crier pendant qu'il a sauté du huitième étage). À la fin du roman, Paul se révèle être le seul personnage qui échappe à la mort et essaie de vivre la réalité.

     En fait, l'œuvre de Jean-Paul Dubois traite précisément à la fois du malheur de la mémoire et de notre méconnaissance des proches qui nous entourent. Nous pouvons conclure que la vie continue, et qu'on sort ému par ce constat troublant relevé dans le roman : "Personne  ne nous a appris à éteindre nos vies."

 



                                        Riham Mohamed
                                            Faculté Al-Alsun,
                                       Université Ain-Shams
 



Les cannibales
Régis Jauffret 
Éditions du Seuil, 2016, p.192
Aimer : c'est dévorer
Dans un monde de technologie où nous échangeons des mails et des sms, Régis Jauffret, qualifié d'écrivain de la folie et de la cruauté, nous présente un roman exclusivement épistolaire, en donnant aux pensées et aux réactions des personnages une liberté et une sincérité touchant le cœur des lecteurs.
Traitant le thème des liaisons dangereuses, R. Jauffret met en scène une belle peintre de 24 ans, Noémie, qui vient de rompre avec Geoffrey, 52 ans. Elle écrit à Jeanne, la mère de son ex-amant, pour s'excuser de la peine que cette rupture pourrait lui causer. Une correspondance s'amorce alors qui transforme la haine entre les deux femmes en passion. Ayant toutes deux un caractère diabolique, elles sont réunies par le désamour de ce Geoffrey et veulent se débarrasser de lui.
Dans ce roman, on se trouve devant un philosophe qui nous transmet, d'une manière impressionnante et  étrange, des expériences de vie où l'atrocité et l'amour transformé constituent le mystère essentiel. Les personnages de R. Jauffret sont marqués par les souffrances, les humiliations et les désirs refoulés. Inspiré par la mythologie grecque, l’auteur nous propose une image modernisée de Saturne dévorant son fils en mettant en scène, dans un registre cynique, Jeanne, la mère, qui conçoit le projet peu banal de faire rôtir le sien.
En réalité, ce roman ne présente pas l'amour romantique mais un amour acide poussé par la haine, la vengeance, l'orgueil et la déception."Les amours sont des ampoules. Quand elles n'en peuvent plus de nous avoir illuminés, elles s'éteignent".
Très agréable à lire, ce livre puissant est servi par un style particulier, compréhensible et échappant à la monotonie des détails. On ne peut qu'admettre que cet auteur est très fort pour jouer avec les mots, surtout lorsque le lecteur saisit le rapprochement entre son nom "Jauffret" et celui de son personnage "Geoffrey". De même, l'écriture est composée d'une langue superbe, influencée par le XVIIIe siècle français, et reflète tous les sentiments et les caractères des personnages. Bref, le roman de Cannibales braque la lumière, dans un style implicite et bien original, sur le conflit qui agite l’intimité de chaque être humain durant une relation affective. Il a montré que les sentiments ne sont jamais constants ni durables mais changent d'un penchant à un autre selon les conditions qui nous entourent, tout en présentant un mélange d’amour compliqué, de haine, de vengeance et de violence menant à la mort, ce qui rend ce livre digne d'être en lice pour le prix Goncourt.


Salma  Ghandi  El Sayed
Faculté Al Alsun,
Université Ain Shams




Chanson Douce
Leila Slimani
Éditions Gallimard, 2016, 227 p.

Des vies en filigrane

Chanson Douce, édité chez Gallimard, est le 2ème roman de Leila Slimani, journaliste franco-marocaine, également reconnue comme écrivain-représentant de la vie sociale et de ses méandres. Son premier roman, Dans le jardin de l’Ogre, paru en 2014, est très remarqué. Cependant, avec Chanson Douce, Slimani s’impose et affirme un talent certain.
Dans son roman, à la faveur d’une atmosphère empreinte d’un subtil jeu d’ombre et de lumière, Slimani excelle à orchestrer un terrible drame social inspiré d’un fait divers :
« Le bébé est mort. Il a suffi de quelques secondes. Le médecin a assuré qu’il n’avait pas souffert. »
Dès l’incipit, Slimani ne nous épargne rien. Elle jette l’ancre et nous livre à des abysses impitoyables. En nous dévoilant le responsable du crime, elle nous rend “acteurs” de son univers romanesque.
La mort est là, évidente. Elle se dresse majestueusement au centre d’un tableau horrible en totale contradiction avec le titre du roman, Chanson Douce. Une mort qui s’avère aussi tranchante que la lame d’un couteau. Cette “faucheuse” vient abattre la vie de Myriam et Paul, un couple ordinaire qui vit dans un Paris contemporain.
Myriam et Paul cherchent une nounou pour leurs deux enfants, Mila et Adam. Myriam désire reprendre son travail d’avocat et sa liberté. Le couple tombe alors sur Louise, « la perle rare ».
« Ma nounou est une fée », c’est ce que dit Myriam lorsqu’elle raconte l’irruption de Louise dans leur quotidien.
Mais, insidieusement, une relation étrange va s’établir et nous tenir en haleine. Intrigués, nous sommes saisis par un suspense si intense qu’il nous jette dans l’embarras et dans l’incertain, plutôt dans l’inconnu.
Chanson Douce est une histoire moderne qui prend l’allure d’un thriller passionnant et revêt plusieurs dimensions socioculturelles et psychologiques.
D’une plume perçante et exacte, Slimani relate une tragédie contemporaine dans laquelle les personnages se débattent avec un quotidien qui roule à toute vitesse, un quotidien ancré dans notre réalité et qui reflète, comme un miroir, notre mode de vie actuel.
Dans cette perspective, elle utilise la trame narrative comme toile de fond pour mettre en lumière notre époque. Elle joue sur les notes des difficultés journalières des gens débordés et pressés, du manque du temps, des personnes immigrées, sans papiers.
Chanson Douce est un roman criant. Il est l’aboutissement tendre du jeu de mots et d’images révélant le monde et ses fantasmes. Il nous livre les mouvements de l’âme de son auteur et ses réflexions diverses sur la condition des femmes actives, écartelées entre leur carrière et leur domicile, ainsi que sur l’éducation des enfants et la conception de l’amour. Sont aussi mis en exergue les rapports de domination entre employeurs et employés, entre parents et nourrices et les préjugés de classe et de culture, très répandus dans notre société actuelle.
L’audace de L. Slimani ne s’arrête pas là. En effet, l’écrivain maîtrise l’art d’analyser ses personnages. La vie de Myriam et Paul est explorée dans toute sa complexité, placée sous les projecteurs d’une lumière intense. De même, Louise est décrite avec une extrême habileté ; elle est peinte par touches de couleurs contrastées, tantôt claires, tantôt sombres. Ainsi, l’œil peut-il suivre avec intérêt son évolution semée de péripéties, d’une fée de rêve en un monstre de cauchemar.
Quant à l’écriture de Leila Slimani, elle est sobre et dépouillée de toute émotion. Dans un style neutre et tranchant, l’auteur remonte dans le temps (dès le 2ème chapitre) et emprunte un parcours inversé pour nous montrer le revers de la médaille.
Par ailleurs, Slimani évite de trop s’immiscer dans les pensées de ses personnages ; elle se contente de décrire leurs actions et leurs comportements de la manière la plus naturelle et la plus efficace.
Au bout de la lecture, nous sortons secoués, pris par des interrogations vertigineuses :
Qui est le coupable?
Qui est la victime?
Où en sommes-nous de tous ces crimes qui tourmentent le monde dans lequel nous allons, en quête perpétuelle de paix?

Joumana Kanaan
Universié Libanaise
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines - Section 2
Département de Langue et de Littérature Françaises
 
L’autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Éditions Gallimard, 2016, 291 pages.


« Tu » nous as fait rêver !

Dans ce roman, Catherine Cusset, simultanément la narratrice et l’auteure, nous décrit la vie d’un de ses amis en s’adressant à lui. Dans le style de la narration et dès le début du roman, on peut ressentir le reproche tacite adressé à cet ami, ainsi que le regret éprouvé relativement aux échecs qu’il a essuyés.
Cette vie, où passent le désir, la drogue, l’alcool et l’échec, finit par le suicide.
Notre malheureuse victime de la dure vie se trouve être un personnage doué pour l’art, la musique, la littérature, l’écriture etc. Commençant par une relation amoureuse qu’il noue avec la sœur de son ami, la narratrice, il est tombé dans la fosse des caprices infinis de l’âme, passant par différentes filles de son âge et souvent plus âgées que lui. À chaque fois qu’une histoire d’amour se termine, son état se dégrade. Côté professionnel et familial, il est très en retard par rapport à ses amis qui ont déjà avancé dans leur vie. Il perd plusieurs fois son emploi à cause d’erreurs malencontreuses. Peu à peu, il commence à avoir des problèmes psychologiques qui s’aggravent suite à la mort de sa mère. Avec chaque page qui s’achève, on souhaite que dans les pages suivantes, Thomas reprenne espoir. Mais malheureusement, les moments de joies et les plaisanteries n’adviennent qu’avec ses amis et sa famille. À chaque moment de dépression, Thomas s’échappe du monde qui est la cause de son chagrin jusqu’au suicide qu’il a froidement planifié.
Le mécanisme de la description des lieux et de certains personnages est parfait, ainsi on ne s’ennuie pas. Les mots utilisés sont simples. L’auteur est doté d’un savoir-faire qui nous incite à écrire notre propre histoire de vie, qu’elle soit réussie ou non. Aussi dit-on avec raison que la vie est une école qui nous enseigne à apprendre de nos erreurs.


Raafa Ahmed, Soudan
Université de Khartoum, Faculté des Lettres
Département de français, 5ème année

Cannibales
Régis JAUFFRET
Éditions du Seuil, 2016, 192 p.

Quand Régis Jauffret se met à table…

Cher lecteur affamé,
Le plat de résistance du roman épistolaire que tu tiens entre les mains se nomme Geoffrey. Oui, comme Jauffret. C’est un architecte de cinquante-deux ans qui a du succès, un fils aimé mais un amant éconduit, bref un Valmont qui n’a pas trop le droit à la parole dans un univers féminin castrateur. Les deux ogresses qui envisagent de l’abattre avec une bonne pincée de savante cruauté ne sont autres que Jeanne, quatre-vingt-cinq ans, sa mère et Noémie, vingt-quatre ans, son ex-petite amie. Ce projet machiavélique se construit petit à petit au fil des lettres corrosives que les deux femmes échangent et tu ne tarderas pas à assister au glissement progressif de deux êtres qui se haïssent puis finissent par s’allier.
Noémie, une véritable « collectionneuse d’histoires d’amour », a vécu quelques mois avec Geoffrey, s’en est lassée et l’as mis à la porte. Depuis, elle attend vainement qu’il  revienne la supplier de le reprendre. D’habitude ses amants renoncent à leur honneur voire à leur virilité pour la reconquérir. Cela lui est insupportable. Aussi reproche-t-elle à Jeanne la mauvaise éducation de son fils, un « monsieur à l’amour parmonicieux » (p. 16). La mère, elle, quoique souffrant d’ostéoporose, est saisie du désir insatiable de dévorer son fils, de le dépecer puis de savourer la chair de sa chair, de reprendre par la bouche ce que son sexe a engendré. Leur rejet commun des conventions et des hypocrisies, l’ennui qui ronge leurs journées et la mise en commun de leurs fourberies les unissent dans la haine du fils de l’une et de l’ex-amant de l’autre. Le provoquer serait trop peu. Il leur faut se venger sauvagement de son silence hautain et dédaignant. La proposition très incongrue de faire rôtir Geoffrey à la broche emporte l’adhésion de la mère qui attend impatiemment de « savourer un morceau de lui » (p. 66). Noémie est sûre que son ancien compagnon « sera goûteux avec une once de moutarde […] grillé et craquant sous la dent comme les croquantes endives […] » (p.66). Enfant dorloté puis amant adulé, Geoffrey deviendra viande comme on se métamorphose en poussière.
L’écriture stimule ces deux femmes, les métaphores les enivrent, l’encre les excite. Régis Jauffret fait écrire à Jeanne, Noémie et Geoffrey de vraies lettres qui ne sont pas délivrées instantanément, ce que l’on ne fait presque plus au XXIe siècle. Dans un monde moderne ou l’immédiateté est un standard, la réintroduction de la durée ajoute une profondeur de calcul aux pensées et aux réactions des personnages. 
Sous la plume rationnelle de Geoffrey, parfois sous l’effet de la cocaïne de deux schizophrènes, l’amour est dévoré jusqu’aux os. Dans ce cabinet de curiosités démoniaques qu’est le roman épistolaire Cannibales, tu n’arriveras pas à savoir qui a été dévoré, qui a survécu, qui est mort étouffé par sa haine ou son envie… Pari réussi, notamment grâce à une élégante écriture qui marie les mots anciens du XVIIIe siècle et l’argot du XXIe siècle et qui remet en question les notions universelles d’amour et de quête d’identité.
Enfin, R. Jauffret fait de ces deux femmes les héritières des moralistes français. Voici quelques-unes de leurs maximes contemporaines: « L'amour est beaucoup plus fou que je ne serai jamais folle, on l'enfermera avant moi. ». « Les hommes ne savent pas mâcher les ruptures et les avaler sagement comme une bouillie. ». « Les pleurs abondants des hommes sont beaucoup plus troublants que leur pauvre semence. ». « C'est le devoir des yeux d'inventer la beauté. C'est le devoir des amoureux d'inventer l'autre. »
Cannibales, un roman d’amour sauvage constellé d’humour noir. À servir brûlant. Végétaliens, s’abstenir.
Christina AZAR
Département de Langue et Littérature françaises
Faculté des Lettres
Université Saint-Esprit de Kaslik

Cannibales
Régis JAUFFRET
Seuil, 2016, 202 p.

Le monstre humain

À votre âge vous savez sans doute que les amours sont des ampoules.
Quand elles n’en peuvent plus de nous avoir illuminés, elles s’éteignent…
Soyez sereine, nous ne souffrons pas.

            Quand Noémie, une peintre de vingt-quatre ans, prend conscience du fait que son existence ne se remarque pas et que son absence ne se ressent pas, elle est poussée par une haine ardente qui attise son désir de vengeance. Elle envoie alors une lettre à sa belle-mère Jeanne, une vieille dame âgée de 80 ans, dans laquelle elle s’excuse d’avoir rompu avec le fils de cette dernière, Geoffrey, un architecte de cinquante-deux ans. 
Régis Jauffret est un écrivain français né à Marseille, le 5 juin 1955. Il est l'auteur de nombreux romans, dont Univers, univers (2003) pour lequel il a reçu le prix Décembre et Asiles de fous (2005) qui lui a valu le prix Femina. En 2007, son ouvrage Microfictions  est récompensé par le prix France Culture-Télérama et le grand prix de l'humour noir « Xavier Forneret ».
Dans Cannibales, les deux femmes, Noémie et Jeanne, apparaissent, dès leurs premières lettres échangées, à la limite de la haine, une haine commune envers Geoffrey qui, selon elles, n’a plus le droit de vivre. Il doit être tué, cuit et dévoré. La folie fait se conjoindre deux femmes affamées, entre lesquelles se forme une sorte d’intimité diabolique. Les lettres sont pour elles un moyen de se défouler sans rien craindre. Elles parlent d’amour, de haine, de la schizophrénie de Noémie mais rarement de Geoffrey. Elles se voient souvent et s’éloignent de temps en temps. Lors de chaque visite, elles partagent une nouvelle idée démoniaque sur l’assassinat du pauvre homme. C’est au monde virtuel qu’elles appartiennent, au monde de l’impossible, là où on se chuchote en disant : « mais elles sont folles ! »
Le titre du roman, Cannibales, réfère donc aux héroïnes de cette histoire inquiétante. Les deux femmes, ayant pareillement vécu des passions amoureuses, veulent se venger de la race pénienne en imaginant l'assassinat de Geoffrey. La schizophrénie de Noémie la rend tortueuse et manipulatrice, la solitude de Jeanne la pousse tout naturellement vers cette jeune femme. Tout au long du récit, la relation passionnante entre Jeanne et Noémie évacue toute vérité à fondement moral : une femme ne devrait jamais vouloir tuer son fils, une amante tuer son amant.
Les paroles sont dures et les propos cruels, voire surréalistes. Le roman est très riche en métaphores et en vocabulaire, mais il aurait peut-être mieux valu en exclure tous les adjectifs cruels : je l’ai dévoré « tout cru ». D’ailleurs, le fait qu’on dévore une personne, voire d’écrire un roman qui traite d’un tel acte, est irritant par lui-même.
Toutefois, bien que dérangeant, ce roman épistolaire ne peut pas laisser le lecteur indifférent ! En traitant du tabou rétrograde de l’anthropophagie, l’auteur transgresse les interdits moraux et trouble les limites admises entre l’humanité et la monstruosité afin de prouver que la pulsion agressive et sauvage est inhérente à la nature humaine.


Alaa ABOU DARWICHE
Deuxième année, département de Traduction
Université Islamique du Liban - Khaladeh


L’Autre qu’on adorait
Catherine CUSSET
Éditions Gallimard, 2016, 305 p.

Tombeau pour un ami suicidé
        
 « Avec le temps, va, tout s’en va
L’Autre qu’on adorait, qu’on cherchait sous la pluie,
L’Autre qu’on devinait au détour d’un regard
Entre les mots, entre les lignes et sous le fard
D’un serment maquillé qui s’en va faire sa nuit
Avec le temps tout s’évanouit… »

           Le titre du roman de Catherine Cusset, L’autre qu’on adorait, est emprunté à une chanson fameuse de Léo Ferré. Ce titre peut être compris de deux manières différentes : le mot « l’autre » désigne soit Thomas, qui est l’amant et l’ami proche de la narratrice et qui meurt à la fin, soit les femmes qui avaient laissé leur empreinte dans la vie du protagoniste, qui n’a jamais connu la stabilité.
Catherine Cusset est l’auteure d’une quinzaine de romans récompensés par divers prix littéraires. Dans ce dernier opus, elle s’adresse à Thomas avec un style dont la densité psychologique est remarquable, et elle le tutoie. Elle relate les projets ruinés qui le poussent à en finir avec la vie à trente-neuf ans aux États-Unis, où il donne des cours de littérature et de cinéma à l’université de Richmond.
Thomas Bulot était quelqu’un de réellement doué pour la vie. Son profil professionnel aurait dû briller comme une étoile dans le firmament des candidatures puisqu’il a eu des diplômes internationaux, français et américains et qu’il aimait la musique, le cinéma, la littérature, etc...
Toutefois, Thomas n’a pas pu évoluer professionnellement en maîtrisant sa carrière puisqu’il souffrait de troubles psychologiques. Comment peut-on imaginer un docteur qui se masturbe au sein de l’université ? « Alors que tu te masturbes devant Caligula mis en plein volume, tu n’entends pas frapper, tu ne vois pas s’ouvrir la porte que tu as oublié de verrouiller » (p.138). Et comment peut-on comprendre un adulte trentenaire qui désire une vieille âgée de quatre-vingt-quatre ans ? « Il a un mal fou à s’arracher à elle » (p. 260).
Donc, il faudra bien noter qu’avec L’autre qu’on adorait, Catherine Cusset parvient à plonger le lecteur, dès le titre, dans son univers. Et c'est au final un portrait sans concessions de Thomas qui apparaît dans toute sa complexité, son charme et ses failles. C'est également une passionnante plongée dans la vie universitaire américaine dans laquelle évoluait cet ami qui n'a jamais réussi à publier un ouvrage sur son sujet de prédilection, Proust, omniprésent dans ce récit vibrant par une citation qui éclaire tout l’ouvrage :
« Une personne n'est pas comme je l'avais cru, claire et immobile devant nous avec ses qualités, ses défauts, ses projets, ses intentions à notre égard (comme un jardin qu'on regarde, avec toutes ses plates-bandes, à travers une grille), mais est une ombre où nous ne pouvons jamais pénétrer, pour laquelle il n'existe pas de connaissance directe, au sujet de quoi nous faisons des croyances nombreuses à l'aide de paroles et même d'actions, lesquelles les unes et les autres ne nous donnent que des renseignements insuffisants et d'ailleurs contradictoires, une ombre où nous pouvons tour à tour imaginer avec autant de vraisemblance que brillent la haine et l'amour. »
Catherine Cusset porte un regard aigu sur l'amitié et la vie intellectuelle. En effet, les dernières pages de L'autre qu'on adorait donnent tout leur souffle à son témoignage. Thomas n'est pas complètement mort grâce à ce livre intense et fort !

Khaled EL GHOCHE
Deuxième année, département de littérature française
Université Islamique du Liban - Khaladeh


Petit Pays
Gaël FAYE
Grasset, 2016, 224 p.
Une paix perdue

            Gabriel, dit Gaby, âgé de 12 ans, vit au Burundi dans les années 1990. Il observe sa petite sœur, Ana, dessiner des villes en feu, des soldats en armes, des machettes ensanglantées, des drapeaux déchirés. Entourée de feutres et de crayons de couleur, elle met en images la réalité environnante. Personne n'y trouve rien d'étrange ni de troublant.
Dans l’ombre le diable continue ses manœuvres
Tu veux vivre malgré les cauchemars qui te hantent
Je suis semence d’exil d’un résidu d’étoile filante
[…]
Petit pays, je saigne de tes blessures
« Le petit pays » dont parle Gaël Faye dans son roman publié par Grasset en cette rentrée littéraire 2016, c’est le Burundi. L’auteur puise dans ses souvenirs d’enfance – pas si lointains, puisque l’écrivain est jeune et que la guerre qu’il nous raconte est celle de 1993 – et compose un roman en décalage avec l’autobiographie, un roman qui donne à entendre, à hauteur d’enfant, la folie des hommes. Gabriel, que l’on appelle Gaby, est le fils d’un Français installé à Bujumbura et d’une Tutsie rwandaise réfugiée au Burundi.
Gaby a dix ans, sa petite sœur Ana sept. La famille vit dans une impasse tranquille, les gamins se retrouvent dans un combi VW pour boire des bières, fumer des clopes bon marché et discuter, ou bien vont se baigner, ou encore marauder des mangues dans les jardins du quartier. Le mariage des parents bat de l’aile, la vie familiale, vie que la mère qualifie de « petite » et « minable », se déglingue quelque peu. Elle ne rêve que de Paris, aspirant à ce que ses enfants soient élevés en France alors que le père reste attaché à une Afrique qui a fait de lui un homme reconnu et respecté.
La force du roman de Gaël Faye réside tout autant dans le thème que dans la forme. Le regard porté sur des événements graves, et qui le dépassent avant de le rattraper, le faisant basculer définitivement dans l’âge adulte sans passer par la case adolescence, est empreint de candeur et de gravité, ce qui donne un récit plein d’émotion.
Les massacres de 1992-1993, incompréhensibles pour un enfant, débutent au Rwanda et s’étendent au Burundi. La famille de la mère restée au Rwanda est décimée. Yvonne revient folle de son pays natal. Gaël Faye se rend compte de cette folie, de cet égarement au niveau personnel et humain. Il fait murmurer par la mère revenue de l’enfer à l’oreille de sa fille de sept ans ce que sont devenus les corps de ses cousins après trois mois d’abandon sur le sol de leur maison. La mère ne cache rien des odeurs, des chairs putréfiées qu’elle a dû enterrer, seule, dans le jardin. L’horreur est dans les circonstances, et dans le partage de ces circonstances avec son propre enfant qu’elle devait  protéger.
Gaby refuse de s’allier avec le gang du quartier prêt pour le combat. Il échappera à l’embrigadement et à la folie meurtrière par la découverte des livres.
Voilà pourquoi Ana dessine avec des crayons de couleur et pourquoi Gaby replonge dans son enfance avec ce récit: pour avoir son image à montrer, son mot à dire. L'auteur nous apprend que pour survivre à l'horreur il faut savoir garder un brin d'évasion et de sublimation en soi. Car même si "la poésie n'est pas de l'information […] c'est la seule chose qu'un être humain retiendra de son passage sur terre".
Gaël Faye termine son roman par la phrase suivante : « Le jour se lève et j’ai envie de l’écrire. Je ne sais pas comment cette histoire finira. Mais je me souviens comment tout a commencé.» Cette phrase touche le cœur et l’esprit et laisse le lecteur penser à son passé et à son avenir, et surtout à la raison pour laquelle il vit.
Rouba KASSEM
3ème année, département de Traduction
Université Islamique du Liban - Khaldeh



L’Autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Éditions Gallimard, 304 p.


Immortaliser un ami

Écrire une blessure, c’est en quelque sorte la réparer. Cette devise constitue la matière première du roman L’Autre qu’on adorait, composé par Catherine Cusset et édité chez Gallimard en 2016.
Catherine Cusset est un écrivain français agrégé de L
ettres classiques, qui a passé sa jeunesse à Paris avant de résider définitivement aux États-Unis. Elle est l’auteur de douze romans, dont la plupart s’inspirent de sa propre vie.
Tel est le cas de cette autofiction destinée à rendre hommage à Thomas, l’ami défunt de l’auteur, qui, suite à de multiples échecs le menant au désespoir, décide de mettre fin à ses jours.
«L’autre qu’on adorait» est une expression figurant dans la chanson Le Temps perdu de Léo Ferré. C. Cusset l’a sciemment empruntée pour en faire le titre
de son œuvre.
En effet, Thomas c’est «l’autre », un étranger qui, malgré la présence chaleureuse d’amis dévoués et fidèles, ressent une solitude profonde et inexplicable. C’est celui qu’on n’a pas pu comprendre et garder, celui dont personne n’a su sauver la vie.

Le prologue nous révèle, dès le départ, l’acte dramatique qui va anéantir le personnage principal et du coup clôturer le roman. C. Cusset en
est la narratrice, elle interpelle Thomas par-delà la mort en le tutoyant.
Thomas Bulot est professeur-chercheur à l’université. Grand amateur d’art, c’est un homme d’une vitalité exubérante. Pourtant, il échoue dans tout ce qu’il entreprend. Les postes qu’il décroche aux États-Unis s’envolent les uns après les autres, exactement comme toutes ces femmes qu’il aime mais dont il n’arrive à garder aucune. Catherine Cusset l’a bien connu, il a été son amant puis son meilleur ami. Elle déroule le fil de sa vie jusqu’à ce maudit jour où il décide d’y mettre fin, à 39 ans.

           L’on devrait sûrement se demander comment ce jeune homme si brillant a p
u accumuler tant d’échecs.
Comment cet homme si gai et si passionné en est-il arrivé au suicide?
C’est le mystère que va élucider l’auteur, en nous divulguant peu à peu les étapes de la vie de Thomas, et en nous laissant découvrir juste avant le dénouement, sa bipolarité tardivement diagnostiquée.

«Tu sais, Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure», lui avait dit Thomas, tristement blessé après avoir lu le portrait qu’elle avait fait de lui dans le manuscrit d’un éventuel roman à venir. Ce roman dévoile en effet la vie professionnelle, affective et psychique de Thomas, en nous donnant le privilège de l’accompagner durant toute son existence, et de partager les fluctuations de ses humeurs et de ses états d’âme, et particulièrement en prenant connaissance des blessures de son amour propre.


            Le style de l’auteur est serré, et son rythme rapide. L’intensité psychologique est évidente, puisque la vie intérieure de Thomas est particulièrement mise en exergue. La narratrice s’empêche d’exprimer ses sentiments vis-à-vis de Thomas. Elle se contente de décrire ses comportements, de deviner ses pensées, et de nous les transmettre. Néanmoins, elle laisse percer son émotion à la fin du roman, dans l’épilogue: «J’ai eu le temps de me rendre compte qu’il n’y avait aucun ami que j’aimais davantage, personne qui me fasse me sentir plus vivante, et que cela était dû à quelque chose d’exceptionnel en toi qui t’illuminait. Le rire.»


            Ce roman traite un thème assez subtil, celui de la bipolarité, qui, comme tout trouble psychique, vient habiter sans prévenir l’âme humaine, et l’engouffrer sans merci dans un cercle vicieux duquel il est impossible de se libérer.
Thomas s’est-il suicidé uniquement à cause de sa maladie? La mouvance instable de sa vie n’a-t-elle pas aussi c
ontribué à son autodestruction?

            Son histoire nous captive et nous émeut. L’intensité dramatique de ce roman ne rend pas seulement hommage à un ami perdu, c’est aussi un cadeau précieux pour les lecteurs avertis. 

Rita El Asmar
Université Libanaise-section 2
Faculté des L
ettres et des S
ciences Humaines
Département de Langue et Littérature françaises






Petit Pays
Gaël Faye
Éd. Grasset, 2016, 217 p.

À la recherche de l’enfance perdue
           
            « Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance » (p. 213). Au sein d’un monde qui tangue constamment entre une stabilité apparente et une insécurité effective, où la question de l’origine pousse souvent les (ir)responsables à se déshumaniser, Gaël Faye, jeune auteur, compositeur et interprète, braque les projecteurs sur une enfance, une justice et une paix qui, plus que jamais, agonisent. 

À l’instar de l’auteur, le narrateur Gabriel, enfant métis d’un Français et d’une réfugiée rwandaise, mène une existence sereine au Burundi dans les années 1990. Avec sa bande de voisins, il s’adonne innocemment à des activités ludiques dans les paysages splendides de la nature africaine. Toutefois, dans ce cadre paradisiaque s’immiscent peu à peu des problèmes qui ébranlent sa quiétude. Délaissé par sa mère suite à la dislocation du couple parental, Gaby demeure avec son père et sa sœur au Burundi qui s’enlise progressivement dans les méandres d’une guerre civile et ethnique meurtrière. D’ailleurs, avec le génocide des Tutsi au Rwanda voisin, le racisme atteint son paroxysme et mène à la dérive les adolescents qui sombrent, désormais, dans la délinquance. Une seule échappatoire à cette horreur, un seul moyen de survie s’avère possible pour le narrateur : la littérature. Qui, mieux que l’art, serait à même de transcender le réel et de délivrer l’âme humaine de cette barbarie impitoyable qui l’étouffe?

Grâce à son style fluide et poétique et aux descriptions pittoresques qui affleurent à maintes reprises dans le roman, Gaël Faye nous livre, du point de vue d’un enfant, le récit poignant d’un vécu à la fois doux et douloureux. Ainsi l’humour qui apaisait le réel se mue-t-il en humour noir qui souligne la cruauté de la guerre : « Dans mon lit, je pouvais admirer le spectacle des balles traçantes dans le ciel. En d’autres temps, en d’autres lieux, j’aurais pensé voir des étoiles filantes » (p. 197). Par ailleurs, et à la manière d’une réminiscence proustienne, les souvenirs du narrateur sont intensément réactivés par des analepses récurrentes qui mettent en exergue les empreintes de l’Histoire sur son parcours psychique.

            À travers ce premier roman ponctué de détails autobiographiques, le jeune auteur dénonce, en filigrane, l’inaction des puissances internationales face à certains drames humains et à la violence qui sévit de plus en plus dans le monde. « Une chaîne d’infos en continu diffuse des images d’êtres humains fuyant la guerre. J’observe leurs embarcations de fortune accoster sur le sol européen. Les enfants qui en sortent sont transis de froid, affamés, déshydratés. […] L’opinion publique pensera qu’ils ont fui l’enfer pour trouver l’Eldorado. Foutaises ! […] Je détourne le regard de ces images, elles disent le réel, pas la vérité. Ces enfants l’écriront peut-être, un jour » (p.16). Cet épisode ne rappelle-t-il pas la crise des réfugiés au Moyen-Orient ? Que recèle l’avenir pour ces rescapés assujettis à une enfance cruelle, marquée au fer rouge par des séquelles indélébiles ? Pourront-ils, un jour, s’affranchir des traumatismes engendrés par cette violence infernale? Resterons-nous à jamais les complices silencieux de cet attentat à l’humanité ? Serons-nous un jour à même de « développer le culte du peuple, seul vrai garant d’une paix durable » (p. 87) ? Une solution ardue à rechercher mais dont la concrétisation épargnerait à l’humanité des périls imminents…
Layal Dagher
Université Libanaise – Section II
Faculté des Lettres et des Sciences humaines
Département de Langue et de Littérature françaises
1ère année de Master en Littérature française





Chanson douce
Leila SLIMANI
Éditions Gallimard, 2016, 227 p.

UNE NOUNOU D’ENFER
Il faut que quelqu’un meure.
Il faut que quelqu’un meure pour que nous soyons heureux.
(La chanson de Louise)

            Le roman Chanson douce s’ouvre sur cette phrase terrible : « le bébé est mort ». La mère se tient en état de choc devant les petits corps meurtris de ses deux enfants. Un troisième corps gît dans l’appartement, c’est celui de la nourrice qui a tenté de mettre fin à ses jours.
Leila Slimani est une journaliste et écrivaine franco-marocaine, diplômée de l’Institut d’Études Politiques de Paris. Elle s’essaie au métier de comédienne puis se forme aux médias à l’Ecole Supérieure de Commerce de Paris. En 2014, elle publie son premier roman chez Gallimard intitulé Dans le jardin de l’ogre. Le sujet et l’écriture sont remarqués par la critique et l’ouvrage est proposé pour le Prix de Flore, suivra Chanson Douce en 2016.
Suite à une entrée in medias res, Leila Slimani reconstitue les évènements qui ont mené à la tragédie. Elle raconte l’histoire ordinaire d’un couple de jeunes parisiens, Paul et Myriam. Cette dernière va reprendre son travail d’avocate après avoir passé quelques années à la maison pour élever ses deux enfants : « elle pensait aux efforts qu’elle avait faits pour finir ses études malgré le manque d’argent … à la première fois qu’elle avait porté la robe d’avocate. » (p.20)
Un jour, le couple décide de trouver une nourrice pour les deux enfants Mila et Adam. Après de longues recherches, Paul et Myriam finissent par rencontrer la perle rare, Louise, une belle jeune femme blonde qu’ils trouvent parfaite : elle s’occupe à merveille des enfants, elle est une divine cuisinière et la reine du ménage. Toutefois, Louise n’est pas aussi transparente qu’elle le laisserait croire et peu à peu, le lecteur commence à ressentir sa fragilité. Sa relation avec Myriam devient alors fusionnelle jusqu’au drame.
Tandis que Paul est un homme encore naïf et plein de rêves, Myriam est une jeune mère que la maternité soudaine rebute, et qui souhaite avant tout s’accomplir en tant que femme. Quant à Louise, c’est une nourrice au passé nébuleux parsemé de malheurs, qui stagne dans une solitude visqueuse.
Dans son roman, Leila Slimani nous force à faire face à un certain nombre de problématiques qu’elle relève dans notre société actuelle. Elle évoque les difficultés de la vie, le sort de ces petites gens, souvent immigrés, souvent sans papiers, toujours démunis.
Tout cela apparait à travers un style singulier et brillant, avec beaucoup de talent. L. Slimani emploie une écriture sobre, aussi neutre qu’élégante et sensible … Les mots sont agréablement assemblés pour former des images émouvantes et teintées d’une poésie mélancolique qui accentue le rythme lancinant du roman. Avec économie et sans effet spectaculaire, elle restitue des émotions fortes et nuancées, d’une voix douce qui murmure à l’oreille du lecteur une berceuse ou un conte enfantin.

Chanson douce est un roman parfait qui, malgré la noirceur des situations, est éclairé par des passages remplis d’amour et de considérations positives. L. Slimani réussit à brosser un tableau moderne des femmes déchirées entre le besoin d’une vie extérieure et la nécessité de s’occuper de leurs enfants adorés qu’elles doivent cependant confier à d’autres femmes inconnues. Inconnues qui portent parfois de lourds secrets…
Fatima AJAMI
3ème année, département de littérature française
Université Islamique du  Liban - Khaldeh


L’autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Éd. Gallimard, 2016, 300 p.


“ La descente aux enfers ”

            « Une personne n’est pas comme je l’avais cru, claire et immobile …, mais est une ombre où nous ne pouvons pas pénétrer » : c’est par cette citation de Marcel Proust, qui résume ce qu’est un être humain, que Catherine Cusset a introduit son dernier roman, L’autre qu’on adorait, paru à la rentrée littéraire 2016. Par son titre emprunté à la chanson Avec le temps de Léo Ferré, cet ouvrage déchirant esquisse le tableau d’un certain Thomas, qui s’avère être l’âme sœur de l’auteure. Cette dernière a tenu à nous peindre le portrait, et physique et moral, du protagoniste, spécialiste et lecteur passionné de Proust.
Le prologue plonge immédiatement le lecteur dans la tragédie : le corps de Thomas est trouvé mort dans son appartement aux États-Unis, en 2008. Un prologue qui a pour but de piquer la curiosité du lecteur et le pousser à se poser des questions sur ce personnage. Les deux parties qui forment le roman constituent une analepse retraçant la vie de ce cadavre qui s’est brûlé les ailes. Tout au long du roman, Catherine remonte la courbe de vie de son ami Thomas, depuis les années 80 (et plus précisément 1986) jusqu’en 2008, quand ce dernier décide de se suicider.

Thomas est présenté comme un jeune Français engagé dans la politique, adorant la vie, la littérature et la musique. Or, du fait de son caractère et du mode de vie qu’il mène, le brillant Thomas rate le concours de l’École Normale, alors que ses amis y sont admis. Un choc voire une offense non seulement pour le jeune mais surtout pour sa mère qui rêvait de le voir normalien. Il décide tout de même de ne pas se laisser décevoir et tente sa chance ailleurs, de l’autre côté de l’Atlantique. C’est ainsi qu’on le suit aux États-Unis. Il veut changer son destin. Toutefois, il n’arrive point à réaliser les projets dont il rêvait. Les grandes universités refusent de l’embaucher et il ne décroche que des postes mineurs dans des universités de petit renom.

Cet échec sur le plan académique se double d’un autre sur le plan sentimental, puisque Thomas demeure célibataire jusqu'au jour de sa mort. Pourtant, les femmes n’ont pas manqué dans sa vie. Elles ont toutes été attirées par son charme et sa grande taille : Sybille, Catherine, Ana, Elisa, Olga et Nora, mais comme d’habitude, il n’a pu maintenir une relation permanente avec elles. « Quelle malchance ! ». Le grand séducteur Thomas n’a pas eu le bonheur de fonder une famille jusqu’à l’âge de 39 ans. Toutes ses histoires d’amour ont connu une fin frustrée. Le même scénario s’est répété avec toutes les femmes.
Le récit tourne en rond, dans un cercle vicieux, à l'instar de la vie du protagoniste qui cumule les échecs professionnels et sentimentaux. Le débit de sa vie bousculée est rapide. Thomas se voit ainsi assujetti à une descente aux enfers, en rencontrant des problèmes financiers et psychologiques : il souffre d’une maladie héréditaire et son compte bancaire est à découvert. Face à cet état de choses, « Thomas boit, Thomas s’enfonce, Thomas se ruine ».
Cet esclave de ses mauvaises habitudes a de fait raté une vie entière au moment où ses collègues réussissaient. Le professeur, l’ami proche de l’écrivaine, le garçon brillant, le grand jouisseur, le séducteur des femmes et l’amant de la musique finit par se suicider, vu son incapacité de survivre avec une maladie traitable comme la bipolarité. « Quelle belle plongée dans le monde difficile des bipolaires ! ».
Une fin misérable introduite par une chaîne de déceptions et de joies, une vie bercée par la musique et la littérature qui nous permet de voir Thomas avec toute sa complexité, son charme et ses failles. Pour ceux qui se sentent parfois un peu bipolaires, c'est une lecture fort instructive pour mieux comprendre jusqu'où il ne faut pas aller sans envisager de se faire soigner...
À travers le portrait de Thomas (vu par Catherine Cusset), l’auteure passe en revue les mutations politiques qui ont marqué presque en deux décennies les États-Unis et la France. Et ce par des phrases courtes, expressives et un rythme saccadé, ce qui écarte toute monotonie. C. Cusset imbrique dans le parcours de Thomas des évènements politiques et sociaux comme les manifestations de 1986 en France, les élections présidentielles de Sarkozy, les attaques du 11 septembre et l’arrivée d’Obama au pouvoir. Un univers bouillonnant à l’image du héros.
Le style narratif adopté par Catherine Cusset est marqué par le tutoiement. Une manière de garder le lecteur en haleine : ce n’est qu’à la page 31 que la nature de la narratrice est dévoilée et qu’on commence à savoir quelle ne fait que s’adresser à ce Thomas. Elle le décrit comme elle le voit, ou plutôt comme elle a eu l’habitude de voir, ce qui ne reflète pas forcément sa réalité. D’ailleurs, Thomas le lui a dit, lorsqu’elle lui a fait lire un passage de son manuscrit retraçant sa vie : « Tu sais Catherine, les gens ont quand même une vie intérieure » et il est devenu furieux en trouvant son texte «  pas seulement blessant, mais mauvais ».

En s’adressant à son ami mort par le tutoiement, C. Cusset a rendu le héros vivant et proche pour que le roman soit touchant. Même dans l’épilogue, elle n’a pas eu le courage d’admettre la mort de Thomas et a tenu au tutoiement. « Maintenant, je ne peux dire autre chose que (tu). (Il) est trop distant …. (Il) te tue encore plus ».

Bref, le roman marque une intimité profonde entre Catherine et Thomas et peut être qualifié doraison funèbre.

 

Omar Ali Mahmoud

Faculté des langues Al-Alsun
Université d’Ain Chams



Règne animal
Jean-Baptiste DEL AMO
Éd. Gallimard, 2016, 419 p.

L'inhumanité de l'humain

        Règne animal de Jean-Baptiste DEL AMO est un véritable chef-d'œuvre qui nous fait traverser le XXe siècle en s'attardant sur les événements sociaux, politiques, économiques et industriels majeurs.
Le roman raconte l’histoire d’Eléonore qui habite au village Puy Larroque avec la génitrice et le cousin Marcel. Sa famille possède une ferme où on élève des porcs. Orpheline de père, Eléonore endure la maltraitance de sa mère acariâtre et antipathique. N'éprouvant aucune affection maternelle à l'égard de sa fille, la malveillance de la génitrice symbolise la destruction des valeurs humaines. Seul Marcel la soulage et la console. Or, ce soutien ne dure pas longtemps à cause de la mobilisation de Marcel lors de la Grande Guerre. Eléonore et la génitrice sont alors obligées de s’occuper de la ferme et des animaux. En fait, à cette époque, les femmes et les adolescents étaient obligés de remplacer les hommes aux champs afin de tenir les exploitations agricoles et prendre soin du bétail.
       Dans le roman en question, le fameux écrivain toulousain fait un zoom sur l’un des plus vastes massacres dans l'Histoire de l'Humanité, à savoir la Première Guerre mondiale (1914-1918). L'auteur lance une critique offensive des ravages de la guerre. De surcroît, il attaque la religion puisque l'Église est devenue la voix qui incite les hommes à faire la guerre, représentée alors comme symbole de la gloire et de l’honneur, au lieu de chercher à instaurer l’état de paix. Une fois partis au front, les soldats se sont heurtés à l’amère vérité: mitraillés, gazés, obligés de monter à l'assaut des tranchées ennemies et entourés des cadavres de leurs camarades, ils vivaient constamment dans la peur et l'horreur. J.-B. Del Amo jette ainsi la lumière sur la transformation de la mort en un acte banal et quotidien, en raison de la férocité des combats et du nombre incroyable d’agonisants.
Pendant l’absence de Marcel, l'accent est mis sur la souffrance et la solitude d'Eléonore. Cette dernière attendait impatiemment son retour. Quand elle apprend sa mort, elle est totalement déchirée et accablée. Mais fort heureusement, Marcel survit à la guerre et enfin les deux jeunes souffrants se marient. Cependant, le personnage de Marcel a subi une métamorphose radicale provoquée par le spectacle désolant de la boucherie humaine dont il a été témoin. La guerre l'a atteint dans sa chair et dans son âme au point qu'il est devenu barbare et féroce. Victime des tourmentes de la guerre, il se replie sur lui-même et trouve désormais dans l'alcool une forme de réconfort.
Soixante ans plus tard, Henri, le fils d'Eléonore et de Marcel, transforme la ferme en une porcherie industrielle où les cochons sont égorgés avec une violence extrême dans des abattoirs sécurisés. La maison d'Eléonore a été transformée en une maison de famille habitée par ses descendants Joël et Serge ainsi que par Catherine, la femme dépressive de Serge. Certes, il ne faut pas oublier les enfants : Julie-Marie qui représente la délinquance juvénile, et Jérôme, l'enfant autiste. De manière subtile, l'écrivain met en parallèle le développement industriel et la maltraitance des animaux.
Bref, à travers Règne animal, l'auteur brosse un tableau effarant de la sauvagerie des hommes et de leur brutalité par le biais de la description cruelle de scènes où les soldats massacrent les bêtes devant leurs petits durant la guerre. Ces massacres sont effectivement le symbole de l'inhumanité de l'homme : la cruauté de l'homme face à l'animal est aussi celle de tout homme face à ses semblables. La brutalité humaine et l’indifférence vis-à-vis de la souffrance d'autrui se manifestent également par le truchement des boucheries animales commises par Henri et ses fils au profit de gains économiques.
Finalement, J.-B. Del Amo se présente comme un écrivain à la fois minutieux et méthodique. Il donne de l'importance à tous les détails, même aux détails qui semblent inutiles et insignifiants, mais qui produisent un effet de réel très appréciable. Son style capte l'attention du lecteur grâce à sa souplesse, sa richesse aussi bien qu’à sa violence.
Ce roman-fleuve qui mérite d'être lu et récompensé, est le reflet le plus fidèle du tourment des hommes, des femmes et des bêtes dans un monde où la nature animale règne.

Dina MOSSAAD
Nayéra ESSAM
Faculté des Lettres
Département de Langue et de Littérature Françaises
Université d'Alexandrie
Égypte

Chanson Douce
Leila Slimani
Éditions Gallimard, 2016, 227 pages

Ambition aveugle

Chanson douce est un drame psychologique centré sur la vie conjugale et familiale du couple Paul et Myriam, qui ont deux enfants et cherchent une nounou afin de pouvoir poursuivre leur carrière et réaliser leurs ambitions.
Quant au début du roman, il s’ouvre sur une phrase terrible, relativement choquante et en totale contradiction avec le titre de l'œuvre : "le bébé est mort «. La romancière a eu recours à cette phrase inaugurale pour attiser la curiosité du lecteur et le pousser à continuer de lire l’œuvre jusqu’au bout pour découvrir l'intrigue de ce roman à suspense.
 Il est à noter que la romancière n’a pas détaillé la scène du crime, mais qu’elle reconstitue au fur et à mesure de la lecture les événements qui ont mené à cette tragédie. On pourrait donc dire qu’elle n’a pas comme objectif ultime de préciser la cause mais de faire valoir d’autres sujets importants et polémiques, comme la féminité, qui occupe une place essentielle dans les œuvres de L. Slimani, à l’instar de ce que nous pouvons lire dans son roman Dans le Jardin de l’Ogre en 2014 .
Dans Chanson douce, elle nous donne une véritable analyse psychologique de deux figures féminines, celles de la nounou Louise  et de la mère. La psychologie des personnages y est décrite avec pertinence.
En outre, la romancière a mis en scène une tragédie qui traite d'un thème plus vaste, celui de la fausse apparence. On découvre en effet que les apparences sont trompeuses. Le lecteur constate que la relation qui s'installe entre Paul, Myriam et Louise n'a au début rien d’inquiétant. Louise est pour cette famille une fée qui organise leur vie, une nounou de rêve. Cependant, cette fée se révèle n’être qu'une sorcière. La description cache la face sombre, meurtrière de la nounou, montant que le mal s'avance masqué derrière l’apparente humanité de Louise.
Autant d’éléments qui sont présentés sous la plume de Leila Slimani avec un style brillant, singulier, et captivant,  style qui prend appui sur des phrases sobres et des chapitres courts.
Dans cet esprit, tout au long du roman, la romancière a dépeint des images émouvantes qui renforcent l’imagination des lecteurs. Bref, les mots y sont agréablement assemblés. 
C’est un roman qu'on pourrait considérer comme un miroir de la vie réelle puisqu’elle souligne des modes de vie actuels et les problèmes fréquents liés à la vie des domestiques ou des classes pauvres en général, de même qu’est soulevée la question des apparences, question qui  s'infiltre dans notre vie quotidienne, et fournit un instrument supplémentaire de réalisme.

Ranan Antar
Faculté des Lettres
Département de langue et des littératures françaises
Université d'Alexandrie
Égypte


L’autre qu’on adorait
Catherine Cusset
Editions Gallimard, 2016, 304 p.

La vie, un échiquier de la mort

« Ils ne t’avaient jamais rencontré : ils t’auraient pris pour un martien. »
C’est ainsi que Catherine Cusset lance son récit tranchant relatant l’histoire de Thomas, son ancien  amant, son ami. L’autre qu’on adorait est en effet le récit biographique de Thomas Bulot, issu d’une famille modeste, passionné de femmes et de littérature. L’écrivaine revient sur les 22 dernières années de la vie de son ami durant lesquelles se multiplient les conquêtes féminines, la persévérance dont il fait preuve afin d’atteindre un statut professionnel et social qualifié aux États-Unis. Alors pourquoi tenter un sauvetage velléitaire sur un homme dont l’Échec est le seul allié? Le fait-elle  pour apaiser sa culpabilité de ne pas avoir pu ou su aider son ami ?
La romancière est aussi la narratrice, s’adressant à un seul interlocuteur, le « Tu » interpellant Thomas, son ancien amant, son ami, le maniaco-dépressif. Elle réécrit sa biographie non seulement en inscrivant les vrais détails, mais également les faux. Étant une narratrice au point de vue omniscient, Catherine réinvente les pensées de Thomas. À vrai dire, une telle posture contribue largement à créer le suspense, tout comme elle participe au bon déroulement chronique de l’histoire, un système très ingénieux de la part de l’écrivaine.
C’est avec un ton sarcastique qu’elle nous dépeint, en grandeur nature, tous les échecs amoureux et professionnels de Thomas, faisant de lui un être médiocre. Ceci est probablement dû au fait qu’elle lui reproche de l’avoir abandonnée dans ce monde, d’avoir gâché sa vie à dépenser de l’argent, faire l’amour et boire, au lieu de bâtir sa carrière professionnelle et de tenir le coup pour sa famille et ses amis. Du coup, le lecteur n’arrive plus à ressentir une totale compassion pour le personnage. Bien au contraire, comme l’écrivaine, il juge, accuse celui qui croit qu’« On a tous les droits quand on a le spleen » (Roland Topor-Journal in Time).
L’autre qu’on adorait est une œuvre au style original qui transforme l’être inférieur en un personnage romanesque immortel car « l’art est un antidestin » (André Malraux).


Fadwa Itani Hammoud
Université libanaise
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Section I


Cannibales
Régis Jauffret
Éditions du Seuil, 2016, 192 p.

L’amour, fusion destructrice

À votre âge vous savez sans doute que les amours sont des ampoules. Quand elles n’en peuvent plus de nous avoir illuminés, elles s’éteignent…Soyez sereine, nous ne souffrons pas…’’
C’est par cette expression que Noémie va susciter l’affection de Jeanne. Cette passionnée de vingt-quatre-ans, vient de rompre avec Geoffrey, âgé de cinquante-deux ans.
Dans le but d’atténuer le chagrin d’amour, Noémie adresse une lettre à Jeanne, la mère de Geoffrey.
Notons qu’au début, ces deux femmes s’échangeaient des lettres impétueuses, où l’on dirait qu’elles se haïssaient. Cependant, au fur et à mesure, elles deviennent des amies intimes. De ce fait, elles décident de comploter contre le fils afin de le dévorer.
En fin de compte, il semble qu’il n’y ait que la vengeance qui peut réunir deux femmes liés par une haine extrême.
Au XXIe siècle, le roman épistolaire prend, surtout, la forme d’échanges de mails où le style n’a pas sa place. Et c’est bien là toute l’affaire de Cannibales. Écrire une lettre, c’est réfléchir au fond et à la forme. Écrire une lettre, c’est presque signer des aveux.
Dans Cannibales, le narrateur nous promet “un sauvage roman d’amour”.
Exactement! Parce que ni bienséance ni vraisemblance, ne limitent son écriture hyperbolique.
En effet, le titre se traduit dans le texte sous forme d’une violence des pensées, d’une tortuosité du discours, de machinations et stratagèmes, d’agressivité amoureuse.
Ajoutons que le zoom in sur les intentions des femmes se révèle à travers Jeanne et Noémie -la jeune peintre schizophrène. À ce propos, la personnalité de Noémie est morcelée entre schizophrénie et  dédoublement; raison pour laquelle elle a rompu avec Geoffrey. Noémie nous rappelle ainsi le poète symboliste qui sans cesse cherche un monde Nouveau. Comme Charles Baudelaire, elle recherche l’Idéal. Citons Spleen LXXVIII in Les Fleurs du Mal de Baudelaire:
Plonger au fond du gouffre
Enfer ou Ciel, qu’importe?
Au fond de l’Inconnu
Pour trouver du Nouveau!”
D’ailleurs, ce qui attire l’attention chez la vieille Jeanne, c’est son univers maudit ayant comme issue une mort inexorable. Mais c’est Geoffrey, le bouc-émissaire, qui déclenche la compassion du lecteur; puisque dans les lettres, ce dernier est sujet de cuisson: “faut-il griffer Geoffrey à la broche au-dessus d’un feu de sarments et de bois d’olivier? Monter en mousseline la moelle de ses os? Saisir ses fesses au beurre dans une poêle profonde? Le cuire en daube?”
La mère castratrice, la vieillesse maléfique, les corps qui s’effritent, le couple déchu et la perfidie sont au service de l’écrivain qui manipule avec virtuosité ses personnages tout autant que ses lecteurs.
Lire Cannibales, c’est verser le poison pour qu’il nous réconforte, c’est le voyage de l’âme vers un monde infernal, c’est le sentiment acerbe de l’existence.   
                                                     Hanane Daher
                                                    Université libanaise
                                                   Faculté des lettres et des sciences humaines, Section I
Les Possédées
Frédéric Gros
Editions Albin Michel, 2016, 304 p.


Histoire romancée

Nous sommes en 1632, Fréderic Gros nous offre une réactualisation de l’affaire de Loudun, affaire d’Église et d’État qui a fait grand bruit au XVIIe siècle. Dans ce roman ésotérique, la Supérieure du couvent de Loudun est prise de convulsions, et les autres sœurs ne tarderont pas à être également saisies d’hallucinations. On les annoncera possédées. Après d’innombrables scènes d’exorcisme, les démons logeant dans leur corps renvoient à leur maitre : Urbain Grandier, curé de la ville et grand serviteur de l’Église catholique.
Cette affaire qui apparait en rapport avec l’Église catholique mêle aussi le roi Louis XIII et Richelieu pour faire de cette affaire une intrigue à la fois politique et religieuse. Ce prêtre, jeune, beau et bon parleur, est soupçonné d’être proche des Protestants prônant le mariage des prêtres, ce qui explique la crainte politique des hommes d’État. Les intrigues s’entremêlent entre possession, sorcellerie sombre et affaires d’État. On assiste alors au développement d’intrigues politico-religieuses opposant les acteurs de ce drame historique et transmettant un message qui lutte contre le passage du temps : l’Homme est prêt à tout pour atteindre son but, même s’il doit utiliser la religion et la croyance aveugle des gens. L’interprétation de cette affaire dépendra désormais du lecteur.
 La plume de Gros nous transporte dans un monde de fanatisme et de croyances religieuses, sujet qui ne plait pas à tout le monde. Mais le style distingué de Gros mérite d’être lu et apprécié. Descriptions tantôt vagues tantôt détaillées, retenues, sérieuses et parfois ironiques témoignent du travail minutieux de l’auteur. Les chapitres plutôt courts permettent une lecture fluide et rapide et arrivent même à rendre la lecture addictive. On est pris par le roman, récit et style. Un honorable délégué pour le prix Goncourt 2016.

Lynn Salman
Université libanaise
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines, Section I


La succession

Jean Paul DUBOIS

Éditions de l’Olivier, 2016, 240 p.





Memento Mori : Souviens-toi que tu mourras



"Il ne faut jamais se tromper de vie. Il n'existe pas de marche arrière". Sur ces mots prononcés par l’oncle Jules, Paul quitte la France après avoir obtenu un diplôme en médecine. Il s’installe à Miami où il joue à un niveau professionnel de la cesta punta, la pelote basque, sport qu’il adore depuis son enfance. Jusqu’au moment où un coup de fil bouleverse sa vie et l’oblige à rentrer à Toulouse suite au suicide de son père.
Paul, le héros est tout d’un coup confronté à sa vie et à ses choix. Il ne semble pas plus déboussolé que ça, grand-père, oncle et mère ayant choisi la même disparition.
Ce roman est sombre, profond, introspectif, fait d'interrogations sur la vie d'un homme et l'existence humaine, sur les névroses familiales qu'on se traine de génération en génération, ce qui soulève aussi un débat actuel et sensible.
Jean-Paul Dubois interroge le lecteur sur la question de savoir si l'on peut vraiment choisir sa vie, avec les héritages qu'elle nous impose. Le romancier explore la "succession" au sens de l'héritage, mais aussi dans le sens de la vie comme suite d'événements qui s'égrènent, selon une trajectoire plus difficile à maîtriser que celle, majestueuse et libre, de la pelote.
Le roman, imprégné d'une langueur mélancolique, soumet au lecteur plusieurs questions : doit-on aimer certaines personnes parce qu’elles sont de notre famille ? Peut-on vraiment échapper au destin ?
Pour Jean-Paul Dubois, la succession est toujours un fardeau : "C'est une maladie transmissible, la famille et l'héritage. Quoi que vous fassiez, vous allez porter le poids des gens qui vous ont précédé. La famille est assez vicieuse pour vous le transmettre et inconsciemment, vous allez le transmettre", résume-t-il. L'héritage dans la famille du roman est lourd : il s'agit du suicide avec un art de la mise en scène assez poussé. "Oui, mais c'est une réalité aussi. Ce sont des choses qui sont documentées", poursuit Jean-Paul Dubois.
Dubois tricote avec une dérision bien dosée les épisodes tragiques et les petits et grands bonheurs qui jalonnent l'existence de ce personnage modeste, poussé dans un monde foutraque, qui tente malgré tout de tracer son chemin.


Somaya AMMAR
Département de Langue française
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Université libanaise – Section I


Règne Animal
Jean Baptiste Del Amo
Éditions Gallimard, 2016, 432 p.


La Sauvagerie Des Hommes

Règne animal prend, dès la première page, le parti de l’épopée, celle qui retracerait le XXe siècle et son évolution technologique, marquée par deux guerres à l’ampleur inégalée. Car c’est une histoire de la France, celle de ces paysans qui en ont façonné le paysage et plus précisément l’histoire d’une petite exploitation familiale qui sera dans l’obligation de vivre avec son temps et de se recycler dans l’élevage porcin pour s’adapter.
L’ouvrage débute en 1898, dans le village de Puy-Laroque, situé dans le Midi de la France. Nous rencontrons Éléonore, une jeune fille qui observe la vie quotidienne de la ferme, rythmée par les différents travaux et les soins apportés aux animaux qui occupent presque toute sa journée. Son père, malade, qui ne tardera pas à mourir, est obligé de faire appel à l’un de ses neveux, Marcel, dont la venue bouleversera la vie de la ferme et, par conséquent, celle d’Éléonore qui sera bientôt assaillie par des émois inconnus et confrontée à la perte des illusions de la jeunesse, précoce pour nous, habituelle à l’époque. Mais bientôt, la guerre grogne, gonfle, gronde.
Del Amo utilise un style soutenu, élégant et une langue somptueuse, riche, avec des descriptions précises qui jettent le lecteur dans l’ambiance de l’histoire : on ressent les douleurs, on entend les grognements, on respire l’odeur de la sueur et des excréments, on découvre le goût du sang…
Del Amo reflète dans son roman la violence et la sauvagerie de l’homme. Ce dernier trait est escamoté par le caractère sauvage de l’animal mais il réapparait chez lui indirectement puisqu’on remarque que chaque génération a son anomalie. L’homme est un destructeur de la nature et des animaux. Les relations humaines n’existent que pour assurer la descendance et les sentiments n’ont pas leur place. La violence est omniprésente dans tous les échanges entre les protagonistes et devient systématique dans le rapport avec les animaux. Ces derniers sont d’ailleurs les principales victimes de cette culture de l’insensibilité.
Dans ce roman où il n’y a aucun sentiment de tendresse, la violence domine. Malgré cette dernière et malgré la guerre, l’amour d’Eléonore jaillit telle une étincelle, nous invitant à ne jamais perdre espoir. Et c’est cet amour qui pousse le lecteur à continuer ce roman, miroir de la vie actuelle.


Tamara El-Zein
Université Libanaise
Faculté des Lettres et des Sciences Humaines
Section І Beyrouth


Petit Pays
Gaël Faye
Editions Grasset, 2016, 224 p.

Hymne à la patrie

         Petit pays est le premier roman du rappeur Gaël Faye. L’auteur y effectue un retour à ses racines africaines. Après avoir gagné le prix du roman de la Fnac 2016, ce roman figure dans la liste de plusieurs prix prestigieux comme les prix Femina, Médicis, Renaudot et celui de l'Académie française.
         Gabriel, âgé de 10 ans, né d'un père français (Michel) et d'une mère rwandaise exilée au Burundi (Yvonne), raconte comment la guerre au Burundi a mis fin à son enfance. Gaël Faye transfère sur son héros toutes les interrogations qu’il s’est lui-même posées.
         La mère, une Rwandaise exilée au Burundi, souffre de la vie en exil tout comme son fils qui reproche à la France son milieu froid.
         Le roman aborde plusieurs thèmes de façon implicite : le racisme, à travers le Belge (Jacques) qui ne reste au Zaïre que parce qu'il y est privilégié, le problème des réfugiés... La violence est un thème récurrent qui traverse toute l'Histoire, et ces situations violentes ont un impact fort sur la pensée de Gaby. Les plus marquantes sont le passage du check-point, quand la famille de Gaby traverse les frontières entre le Burundi et le Rwanda, et qu’à cette occasion l’enfant entend les soldats Hutu insulter les Tutsi, la découverte des cadavres des quatre enfants de la tante Eusébie, la vue du meurtre d'un homme dans la rue et le premier face-à-face avec un cadavre, les menaces ethniques et finalement le meurtre par Gaby lui-même d’un homme qu'il ne connaît pas : «  J'ai retrouvé la carte d'identité d'un homme qui venait de mourir, que j'avais tué ». Ce dernier drame sera à l’origine du départ de Gaby loin de son pays.
      Il s'agit au fond d'un roman de transformations. La violence engendre la peur puis la colère qui à son tour mène à la violence. C’est un cercle vicieux.
« L'Afrique a la forme d'un revolver'', constate Gaby, imaginant ainsi que l'Afrique est comme un outil de meurtre. Sans doute l’aurait-il imaginée autrement s’il avait vécu une vie paisible…
        Le thème de la littérature est fortement présent dans le roman. À travers la littérature, Gaby est sauvé. Mme Economopoulos, sa voisine, lui offre la clé du salut : « Grâce à mes lectures, je respirais de nouveau, le monde s'étendait plus loin ». À la fin, ce sont les livres qui ont donné à Gaby la chance de revenir au Burundi.
        En outre, l'écriture épistolaire a été un moyen de défoulement non négligeable pour Gaby qui veut fuir le monde actuel en confiant par écrit ses rêves à une amie qu’il n'a jamais rencontrée. À part les lettres de correspondance écrites à Laure, Gaby n’écrit qu’une seule lettre à Christian, après la mort de ce dernier, où il lui dit que tout va bien, peut-être pour se convaincre lui-même que la situation va s'améliorer et que tous les morts ne le sont pas en vain.
        Gaël Faye a critiqué la politique internationale de façon spontanée, son Gaby voit les choses de manière directe et crue, sans le travestissement de la politique. Le portrait du Président n’est qu’une image contrôlée par des forces extérieures comme la France ou l’ONU (les Casques bleus).
       À cette époque, la radio est le seul moyen de diffusion de l’information, mais elle est toujours décalée par rapport aux évènements réels : « C'était une tradition de passer de la musique classique à la radio quand il y avait un coup d'État ».
       Pour conclure, Petit pays est un roman d'actualité qui traite en profondeur de thèmes qui nous intéressent : les relations humaines, le rapport Occidental-Africain, Réfugié-Local. La guerre y est présentée d'une manière neutre puisque le héros est un enfant confronté à tous les points de vue.
C'est un roman puissant et pénétrant, plein de sensibilité et de tendresse, d'humour et de poésie, un roman capable d'incarner tout le charme de ce petit bout d'Afrique. Beaucoup d'ouvrages écrits par des écrivains africains francophones ont déjà abordé le thème de l'Afrique en parlant seulement de la misère, mais l’Afrique de Gaël Faye est tout d'abord positive grâce à l'enfance, la nature, l'amour, les odeurs, les couleurs et les traditions avant de se transformer en enfer.

Hoda FATHY
Rita NADIM
Faculté des Lettres
Département de langue et de littérature françaises
Université d’Alexandrie






 

L’autre qu’on adorait

Catherie CUSSET

Éditions Gallimard, 2016, 293 p.





L'échec qu'on a trop amplifié


''Tes amis exercent des professions, ils sont mariés, ils ont de jeunes enfants, vivent dans de petits espaces. Personne n'a la place, mentale et géographique, pour ce poids inerte qu'est devenu ton grand corps'' affirme la narratrice à Thomas. Propos qui résument toute la tragédie que met en scène Catherine CUSSET dans L’autre qu’on adorait. Auteure de plusieurs romans parus à Gallimard ― En toute innocence, Jouir, Le problème avec Jane, La haine de la famille, Confessions d’une radine, Un brillant avenir, Une éducation catholique. et L'Autre qu'on adorait.  Titre qui permet d'expliciter dans une certaine mesure le thème de l'intrigue et stimule notre soif de découvrir cet ''autre'' ainsi que le sens du passé dans lequel est formulé le verbe « adorer »… D'autant plus que le pronom indéfini ''on'' accentue le fait que cet autre est presque admiré par tout le monde.

La malchance a toujours frappé Thomas Bulot, le héros de C. Cusset. C'est un homme malade souffrant d’une bipolarité  qui ne se révèle que dans les derniers chapitres du roman, juste à la page 227. Thomas était d'abord l'amant de la narratrice puis devint son ami le plus intime. Elle le désigne tout au long du roman par la deuxième personne du singulier, mode de désignation qu'elle va justifier à la fin de l'œuvre en disant que le  ''il'' est ''trop distant, comme si je parlais de toi à un autre''. Mais le plus  intéressant c'est que Thomas semble être le double de l'auteure, tous deux étant agrégés de Lettres classiques et enseignant  la littérature à l'université. La ressemblance s'accentue davantage lorsque l’auteure consacre à Thomas tout un chapitre qui s'intitule ''L'âme sœur'' dans son « Autoportrait avec amis ». En le lisant, Thomas fond en larmes car il y découvre le parcours tragique de sa destinée.

En fait, l'auteure ne cesse d'amplifier les divers échecs de Thomas qui ne semble pourtant pas un cas désespéré sinon il n'aurait jamais pu devenir professeur à l'université, ni même traducteur accompagnant le ministre dans ses déplacements. Or, la malchance a voulu qu'il soit congédié car il a osé couper  la parole du ministre tout en parlant ''au nom de la France''. Aussi plutôt que  d'échecs, nous parlerons de l’infortune dont souffre le héros. La preuve c'est qu' on n'arrive pas à donner une raison logique à chaque incident auquel est confronté le héros .C'est ce qui explique qu'il n'a pas été admis au Concours de l'École Normale Supérieure alors que ''tant de crétins le sont'' comme l'a bien affirmé la narratrice. Sa vie tourne donc autour de plusieurs mésaventures qui auraient aussi bien pu arriver à n'importe qui. Mais c'est ce même Thomas qui accumule échecs et expériences malchanceuses qui était l'homme qu'on adorait. En termes d'amour, il lisait Casanova dont il n'était pas lui-même très loin, entouré de femmes qui s'enivraient dans ses bras. Mais chaque histoire d'amour finissait mal.Le vrai problème de Thomas est qu’il ne pouvait relever de défis. Il aurait pu réussir dans sa vie s'il avait eu espoir et courage. Cependant, à chaque difficulté rencontrée, il a préféré tourner le dos et se laisser emporter par la routine quotidienne.
Ainsi, à travers Thomas, Catherine Cusset réussit à écrire une parabole de l'échec et montre comment ni l'amitié ni l'amour ne peuvent sauver la vie d'un défaitiste. Du reste, le choix de ses titres est vraiment révélateur. C'est ainsi que nous découvrons dans le premier chapitre que  ''Nicolas,  lui…'' est d'après la mère de Thomas la cause de l'échec essuyé par son fils aux oraux car en tant qu'ami, il l'a poussé à gaspiller son temps dans des futilités. En outre, la mère  estime que  ''La sorcière'' (titre du deuxième chapitre) ne serait autre que la narratrice, la sœur de ce même Nicolas qui dissipe la jeunesse de son fils et contribue ainsi à son deuxième échec, à savoir la non admission à l'Ecole Normale Supérieure.
Ce roman divisé en deux parties se caractérise par le style élégant de C.  Cusset qui a pu grâce à sa fluidité nous pousser à continuer la lecture, bien trop sombre à lire et néanmoins chargée de scènes érotiques difficiles à aborder dans un cadre universitaire.

Chaimâa Mohsen, Égypte
Université de Damanhour
Faculté de Pédagogie
Département de Langue et de Littérature françaises
 

Cannibales

Régis Jauffret

editions Seuil, 192 p.




Amour maléfique


Le roman met en scène Geoffrey, enfant dorloté, homme cajolé par deux femmes, Noémie et Jeanne. La première, âgée de 24 ans, est sa petite amie, une « collectionneuse d’histoires d’amour », tandis que l’autre est Jeanne, sa propre mère. Cette mère très particulière a une vision pessimiste et malsaine du monde, et elle considère son enfant comme un malheur, une catastrophe:
« Avoir un fils est un malheur, enfanter une femelle doit être une catastrophe ».

Jeanne déteste son fils pour deux raisons : la première est qu’il porte le nom de son bien-aimé défunt (un homme qu’elle a aimé autrefois), la seconde est qu’elle haïssait son père.

Diaboliques, les deux femmes ont pour point commun de détester Geoffrey. Elles lui préparent un piège macabre : le tuer en jouissant de sa chair car « Les hommes sont toujours de trop ». Ces deux femmes font cette révélation dès la première page du roman : « Soyez sereine, nous ne souffrons pas. C’est pour rire que nous avons fait semblant de nous aimer. »

Cannibales est un roman épistolaire composé de 50 lettres, où mère-fils- amant correspondent pour mener le lecteur à découvrir l’intrigue de l’œuvre. Chacun complote pour réaliser ses propres fins ténébreuses. Structure qui nous fait presque revivre et redécouvrir les mêmes intrigues qu’au XVIIIème siècle, comme dans Les liaisons dangereuses, même si au XXIème siècle, on communique par mél. Or les deux femmes ont choisi d'écrire des lettres, acte comparable à l’aveu. De plus, la forme épistolaire contribue à souligner l’aspect féminin du style de ces deux femmes.
« Je vous prie à l’avenir de m’écrire sous la douche. Quand l’eau chaude les aura désagrégées, vous prierez la bonde d’avaler vos écritures avec votre crasse. »

En fait, les propos échangés entre la mère et l'amante sont cruels, incisifs, parfois agressifs voire violents mais surtout surréalistes dérivant vers l’absurde. Le tout dans un style subtil, raffiné, éloquent, et chargé en métaphores ― « les amours sont des ampoules »…

Quant au titre de l’ouvrage, il est très significatif. Il nous mène au sujet essentiel du roman et laisse présager d’un roman noir ou plutôt d’un thriller, un roman « cannibale » annonçant un évènement ambigu. Nous noterons que le terme « cannibales » est au pluriel, ce qui laisse entendre qu’il s’agit de plusieurs acteurs commettant ou subissant cet accident macabre, à savoir le meurtre.
À la lettre 15, le lecteur détecte l’apparition d’un nouveau personnage, une amie de Noémie appelée Marie Bérangère d’Aubane. Or par la suite, le lecteur découvre que Noémie, cette jeune femme de 24 ans souffre d’une schizophrénie. Ce fait pousse le lecteur à se demander laquelle d'entre ces deux personnalités a vraiment aimé la victime.
Bref, dans ce roman de dérision et de meurtre, l'intrigue flotte entre manèges et manœuvres malsaines et imprévisibles. Régis Jauffret présente un roman épistolaire, hors coutume, sauvage comme son titre l’indique pour dévoiler une idée qui est malheureusement devenue réalité : « L’amour est un mensonge ».

Mohamed Hassan AbouHelw, l’Egypte
Université de Damanhour
Faculté de Pédagogie
Département de Langue et de Littérature françaises

1 commentaire:

  1. Salut, une petite coquille s'est glissée dans ma chronique à force d'être hantée par ce pronom TU, à la ligne 6, "tournera" au lieu de "tourneras".

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